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Roman

Susan Taubes, vivre ses vies

Le cahier Livres de Libédossier
Dans «Vies et morts de Sophie Blind», la romancière américaine suicidée en 1969 et redécouverte en 2020 paraît sans cesse relancer les dés.
Susan Taubes. (DR)
publié le 3 janvier 2025 à 13h11

Avant le mois de novembre 1969, le nom de Susan Taubes n’avait jamais figuré dans le New York Times. En l’espace d’une semaine, on l’y trouva pourtant deux fois, dans deux rubriques différentes. La première fois, le dimanche 2, c’était dans les pages Livres : Hugh Kenner avait consacré quatre colonnes à Divorcing, le premier roman de Taubes tout juste paru chez Random House, un texte globalement sans grand intérêt pour le critique qui, au mieux, cachait peut-être, derrière la pâle imitation et les tics de la «littérature féminine», «l’ombre d’un roman» plus traditionnel, méritant, lui, publication. La seconde fois, c’était sept jours plus tard, le 9, dans les faits divers : le quotidien faisait mention du suicide d’une femme, retrouvée noyée à Long Island, «identifiée comme étant Mme Susan Taubes, une enseignante et écrivaine d’origine hongroise dont le premier roman a été publié la semaine dernière».

«Vie et mort de Susan Taubes» pourrait-on résumer si l’histoire s’était arrêtée là, mais ce serait d’une part la réduire un peu vite à celle d’une autrice détruite par une mauvaise recension (Taubes, qui n’en était pas à sa première tentative, lutta avec la dépression tout au long de son existence) et d’autre part considérer la mort – fût-elle tragiquement séduisante, à l’instar de celle d’une Sylvia Plath ou d’une Virginia Woolf – comme la fin de toutes choses. Car Susan Taubes n’avait à l’évidence pas dit son dernier mot quand elle se jeta dans l’océan Atlantique le 6 novembre 1969, à l’âge de 41 ans. Redécouverte aux Etats-Unis lorsque la New York Review of Books la republia en 2020, elle eut pour elle et post mortem tous les éloges qu’elle n’avait pas reçus de son vivant : avant-gardiste, originale, audacieuse (jusqu’au New York Times, bien sûr, qui consacra cette fois un papier élogieux à ce livre «notoirement» éreinté dans le même journal un demi-siècle plus tôt).

«Je sortais de chez le coiffeur»

Méfiez-vous des morts (des mortes) affirme à travers son retour la trajectoire de Susan Taubes – rétrospectivement comparée à Susan Sontag (elles furent amies) ou Anne Sexton – car la mort n’est quelquefois qu’un début. Divorcing, qui nous parvient en cette rentrée d’hiver sous le titre Vies et morts de Sophie Blind (notez le pluriel), traduit et préfacé par Jakuta Alikavazovic, ne raconte pas autre chose. Pour commencer, Sophie Blind, la narratrice, est morte elle-même, et voilà comment : «Je suis morte un mardi après-midi, percutée par une voiture alors que je traversais l’avenue George-V. Il pleuvait des cordes. Je sortais de chez le coiffeur.» La suite nous apprend qu’elle a été percutée par une voiture. «Femme décapitée dans le 8e arrondissement», annonce France Soir le lendemain. Ainsi Sophie perd-elle d’emblée la tête, pur esprit qui n’en sera pas moins dans ces pages corps et âme, capable de voyager dans l’espace et le temps et d’échapper, partout «femme libre», aux costumes trop vite taillés.

Qui est Sophie Blind, née Landsmann ? Son mari, Erza Blind, qui lui refuse le divorce, pense qu’elle est «une femme irresponsable, puérile, bouillonnant de méchanceté, de rancune, animée par des rêves impossibles, dépourvue de rapport à la réalité». Enfant, sa mère trouvait qu’elle faisait une «drôle de petite fille». En apprenant à la connaître, nous pourrions dire d’elle : impétueuse, changeante. «Vous n’êtes pas une seule femme, vous êtes de nombreuses femmes», murmure ailleurs un homme à moustache dans une sorte de parodie d’analyse et on le note comme s’il s’agissait d’un indice. Susan Taubes et Sophie Blind avaient beaucoup en commun. L’une et l’autre étaient juives. L’une et l’autre étaient filles de psychanalyste et petites-filles de rabbin. L’une et l’autre avaient grandi à Budapest avant la guerre. L’une et l’autre divorcèrent – Sophie d’Erza Blind, Susan (née Judit Zsuzanna Feldmann en 1928) de Jacob Taubes, philosophe juif allemand et homme de controverses.

«Une radicale de la rupture»

Tel que le titre original l’indique, il est question d’une séparation et du long chemin pour y parvenir, mais le mot «divorcing», dont le suffixe exprime en anglais l’action, le mouvement, va chercher plus loin. «C’est que Sophie Blind est une radicale de la rupture, écrit Jakuta Alikavazovic dans sa préface. Tout y passe : le mariage, en effet. Mais aussi le patriarcat, la philosophie, le temps, les origines et jusqu’à l’idée même d’être une “personne”.» Ce avec quoi Susan Taubes divorce de son côté, c’est avec une certaine tradition du roman narratif en ligne droite. Comme la Renata Adler de Hors-bord (publié en France en 2014 à l’Olivier), elle ondoie, multiplie les moyens de transport, fragmente, varie les tonalités, les formes narratives, et paraît sans cesse relancer les dés – quitte à nous perdre en chemin (et c’est sans doute l’idée : pas plus qu’on ne peut rendre entièrement intelligible une personne, le roman ne peut exister sans gouffres et sans cassures). On comprendra de fait un chapitre, moins un autre, davantage le suivant, etc. On aura parfois légitimement la tête ailleurs, on se sentira parfois plus accompagné. Le rêve est un motif récurrent du livre et c’est avec cette logique cubiste qu’il faut l’aborder – et vers la fin, ce semblant de mode d’emploi (ce pourrait être du Schnitzler et c’est du Taubes) : «Celle qui s’est levée n’est pas davantage moi que celle qui rêve».

Si ce n’était pas clair, Vies et morts de Sophie Blind n’est pas un texte facile. Il devient toutefois largement plus accessible dans son dernier tiers, lorsque vient le temps de l’enfance et le récit des années à Budapest, avant que la narratrice ne fuie la Hongrie avec son père. Le roman fonctionne dans cette mesure un peu comme une psychanalyse freudienne : à rebours, les tours et les détours de l’âge adulte se comprenant à la lumière des nœuds de la jeunesse. Sophie Blind (aveugle en anglais, et l’un des enjeux sera d’ouvrir les yeux) «doit reproduire la vie de [s]a mère», laquelle avait divorcé et refait sa vie avec un autre homme. Sophie a trois enfants (Susan Taubes en eut deux, on aurait tort de les surimpressionner tout à fait). A son fils Joshua, qui lui lance que le monde appartient aux hommes, elle réplique : «Allons bon…» Mais le fils insiste : «Quand tu penses à tout ce qu’un homme peut arriver à faire, je veux dire…» Et la mère de répondre : «Mais Joshua, tu t’imagines vivre toujours ? Vraiment ?… C’est merveilleux.»

Susan Taubes, Vies et morts de Sophie Blind, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et préfacé par Jakuta Alikavazovic. Rivages, 368 pp., 22,50 € (ebook : 16,99 €).