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Fières de lettres

Suzanne de Callias, «femme-soldat» d’une littérature féministe

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, Suzanne de Callias (1883-1964), autrice et journaliste engagée pour les droits des femmes.
Suzanne de Callias (Ville de Paris.)
par Eric Dussert, Bibliothèque nationale de France
publié le 1er septembre 2022 à 17h24

Membre de l’intelligentsia parisienne, Suzanne de Callias était un composé de la femme moderne de son temps. A la bourgeoisie qu’elle incarnait parfaitement, elle sut adjoindre le mordant de la journaliste engagée, et l’esprit de romancière de son temps, expression nouvelle de la femme telle qu’elle allait s’épanouir dans les journaux de la première moitié du siècle dernier.

Suzanne de Callias, née le 7 mars 1883 dans le Ve arrondissement de Paris. Son œuvre a de quoi séduire encore par plusieurs de ses aspects. Son ironie d’abord, et l’allant d’une plume stylée de littéraire aguerrie. En 1924 d’ailleurs, alors que paraît le premier numéro de la Révolution surréaliste, le chroniqueur Léon Treich dévoile l’un des mystères de son époque : l’identité du secret Ménalkas, l’auteur de l’Ersatz d’amour (Crès, 1923), un roman qui fait alors beaucoup parler de lui. Elle et son cosignataire – on n’est jamais sûr de pouvoir écrire coauteur dans son cas –, qui n’est autre que Willy, ce vieux brocanteur des lettres, sont désignés et elle y trouve un regain de notoriété. Pour troubler un peu plus la recherche de l’auteur du livre, Willy avait prétendu, ce vieux filou, que Ménalkas était de sexe masculin et qu’il était mort au Maroc. Et Ménalkas se nommait en réalité Suzanne de Callias et appartenait de fait à l’atelier Willy. On sait ce que cela signifie d’abnégation depuis que les aventures de Jean de Tinan ou de Théo Varlet aux côtés du vieux professionnel roublard ont été connues.

La jeune fille n’était cependant pas n’importe qui : elle portait le même prénom que Nina de Villars (1843-1884), fameuse autrice de monologues portraiturée avec son éventail par Manet, surnommée «la Petite Anthologie» parce qu’elle avait collectionné les poètes après s’être séparée de son époux volage Hector de Callias (1841-1896), journaliste au Figaro, bientôt alcoolique invétéré, client du «Cabaret du Rat-mort» – et tonton de Suzanne dont le père n’était autre que le frère d’Hector : le peintre Horace de Callias (1847-1921).

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«Ardente féministe»

N’ayant opéré au cours de sa vie qu’une légère translation des beaux quartiers vers l’Ouest, jusqu’au VIe arrondissement, Suzanne de Callias était à l’évidence très intégrée au monde culturel parisien, et l’on ne serait pas étonné qu’elle soit cette «Mademoiselle de Callias», secrétaire générale de la Schola Cantorum à qui Erik Satie sert du «chère consœur» lorsqu’il veut couper aux invitations barbantes. Elle se présente elle-même comme un «extrait de Parisienne», une synthèse chimiquement pure dont les débuts en peinture purent s’admirer au Salon des humoristes entre Neumont et Forain. Mais coécrire avec Willy n’ouvrait pas toujours les portes du succès, et certainement jamais celle de la fortune malgré la répétition des efforts et l’abnégation. Tout au moins Suzanne apprit-elle auprès du vieux maître le métier des lettres, comme Colette. Suzanne, le «petit Slave énigmatique» du vieux Willy, ainsi qu’il l’écrit à Renée Dunan en remerciement du compte rendu qu’elle a fait d’Ersatz d’amour (l’un des rares), aura écrit trois livres rapetassés par Willy : le Naufragé (Malfère, 1924). Mais, comme le signale François Caradec dans sa biographie du Père des Claudine (Fayard, 2004), Ersatz et Naufragé n’atteignent ni l’un ni l’autre les 10 000 exemplaires. «C’est désespérant de penser, écrit Willy au journaliste Pierre Varenne, que, faute d’être signalé aux foules, le bouquin ne va pas s’acheter, alors qu’il aurait dû faire son chemin “tante et plus !”» L’époque n’est décidément plus aux lesbiennes… Willy et Suzanne collaboreront une dernière fois avec le Fruit vert, chez Louis Querelle en 1927, un recueil de nouvelles qui contient un «conte vécu et transposé par Ménalkas».

Suzanne n’a cependant pas tous les stylos dans le même encrier. Elle collabore depuis longtemps à la presse (notamment au quotidien allemand Hamburger Fremdenblatt), dessine (elle est entrée au Comité des dessinateurs humoristes pendant la Première Guerre mondiale), et donne des livres à différents éditeurs avec, parfois, une reconnaissance plus ferme que celle atteinte par ces premiers romans. Chez Malfère, l’éditeur littéraire d’Amiens qui a alors une audience nationale, elle donne Monsieur Fayol et sa fille (1924) et apparaît dans les librairies pour des reportages mis en volume et, c’est plus remarquable, des écrits d’un féminisme fort militant. Et par exemple son enquête sur les femmes britanniques est très remarquée, par Gabriel Reuillard notamment ; qui en rend compte dans Paris-Soir en 1926 : «Mme Suzanne de Callias, ardente féministe, a fait de nombreuses conférences à l’étranger, notamment en Norvège, en Tchécoslovaquie, en Allemagne et en Angleterre. Dans ce dernier pays elle a interviewé des femmes de toutes les conditions, depuis les femmes-députés, jusqu’aux femmes-inspecteurs de la Sûreté.» En Scandinavie, c’est plus remarquable encore, ce sont les femmes-soldats qu’elle visite avec sa collègue Blanche Vogt (1885-1968) – on a évoqué leur enquête à propos des soldates syriennes ou ukrainiennes ces dernières années : Aux pays des femmes-soldats, Finlande, Esthonie, Danemark, Lithuanie (Fasquelle, 1931).

Compilation des balourdises

Au-delà de ses romans qui peignent la vie bourgeoise de son temps, ou celle des peintres, des affranchis, comme le ferait une naturaliste, nous n’insisterons sans doute pas sur son exercice de divination intitulé Notre proche avenir : 1934, l’année décisive. Ce qui est déjà réalisé. Ce qui nous attend (Protéa, 1934), où ses talents de devineresse jouaient un peu à la roulette, mais plutôt sur son éclatant Florilège de l’antiféminisme (Librairie féministe et féminine-Chulliat, 1926), un livre que salue la Fronde de Marguerite Durand le 9 juillet 1926 : «C’est un choix judicieux de quelques injures, sottises, et contresens que des personnalités masculines célèbres ont écrites contre la mentalité féminine depuis les philosophes chinois et les premiers pères de l’Eglise jusqu’aux journalistes contemporains. Mme Suzanne de Callias a émaillé ces citations de commentaires où se retrouve toute l’ironie spirituelle de l’auteur de Jerry et de Lucienne et Renette.»

Cette compilation des balourdises mâles qu’elle commentait avec une piquante ironie mérite assurément réédition, ne serait-ce que pour constater que les choses changent finalement bien peu en matière de mœurs. Malgré cet exercice qui devrait valoir à Suzanne de Callias une belle notoriété, sa mémoire n’a guère été dérangée depuis sa disparition, à Paris, le 17 décembre 1963. Il serait temps d’y remédier…