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Roman

Svenja Leiber: une saga à l’ombre de l’ambre 

Une histoire allemande dans l’enclave de Könisberg devenue Kaliningrad avec «Toutes les vies de Kazimira».
Königsberg au milieu du XIXe siècle, gravure. (Kean Collection/Getty Images)
publié le 7 juin 2024 à 14h13

Dans leur belle maison familiale, à Königsberg, bien avant que la ville devienne russe sous le nom de Kaliningrad, quelle est l’histoire que réclame la petite Anna au moment de se coucher ? Celle du «château du roi». Et Henriette Hirschberg, sa mère, raconte : «Il était une fois un roi qui désirait pour sa reine une chambre d’ambre. Cette pièce était destinée à être la plus belle du monde. Oui la plus belle du monde. Une fois achevée, on eût dit une forêt automnale baignée de soleil…» Le conte se poursuit et rejoint la réalité historique : celle de la pièce offerte en 1716 au tsar Pierre le Grand par le roi de Prusse d’alors, merveille disparue en 1945 et répliquée depuis.

L’ambre est la matière première de cette saga qui a mené son autrice sur les rivages de la Baltique. Plus précisément dans la localité de Iantarny où se situe le plus grand site d’extraction au monde. Dans cette zone géographique aux frontières mouvantes au gré des revirements historiques et aux dunes dévorantes, Svenja Leiber, née en 1975 à Hambourg, installe le personnage de Kazimira, féministe sans le savoir. Celle-ci va se révéler au cours de sa longue existence tout aussi changeante que le décor autour d’elle, mais forte d’une intuition : la vie des femmes n’est pas réduite à la maternité, la cuisine et le tricot, ce qu’on attend d’elle en ces années 1870. Kazimira ne portera donc qu’un enfant, se coupera les cheveux, aimera une femme et continuera d’entretenir, malgré l’hostilité ambiante, une relation animiste avec la nature. Quand on la rencontre au début du livre, elle est jeune, mariée à Antas, un pêcheur aimant et ouvert d’esprit. Pourtant Kazimira «retombe sans cesse dans ses ruminations sombres et agitées, sans contenu tangible ni but clair. La seule chose qui lui semble certaine, c’est que tout ce qui rassasie les autres ne fait qu’aiguiser sa faim.»

Les terres usées de la mine

Fondée par les Hirschberg, une mine d’ambre est bientôt ouverte. Toutes les vies de Kazimira est aussi l’histoire d’une aventure industrielle auquel Antas participe. Après la success story de l’ambre, Svenja Leiber fait entrevoir la montée de l’antisémitisme, la Première Guerre mondiale. Les générations se succèdent et Kazimira est toujours là, droite et solitaire. Il y a de belles descriptions de l’âpreté des paysages marins et des terres usées de la mine. Le livre est divisé en deux parties, «Terre bleue» du nom du substrat géologique dont on sort la précieuse résine et «Terre sauvage», consacré au IIIe Reich. Quand l’arrière-petite-fille postsoviétique Nadia cherche à son tour une vie meilleure, partir semble la meilleure solution. Trop de voix fantômes se font entendre à Iantarny, ville de l’ambre mais aussi d’un massacre de déportées juives, fusillées dans la mer glaciale, lors de la débâcle allemande de 1945.

Svenja Leiber, Toutes les vies de Kazimira. Traduit de l’allemand par Matthieu Dumont, Belfond, 320 pp., 22,50 € (ebook : 14,99 €).