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Littérature

«Tentatives périlleuses», le champ d’honneur des architectes

La poète belge Charlotte Van den Broeck traque des histoires de bâtisseurs du XVIIe au XXe siècle, que le souci de la perfection et des ratages conduisirent au suicide.
Le clocher tors de Verchin (Pas-de-Calais). (Brigitte Merle/Photononstop. AFP)
publié le 28 septembre 2023 à 4h09

Treize, comme autant de convives d’une tablée qui n’augure rien de bon, comme un numéro de chambre d’hôtel introuvable : le chiffre va bien avec le sujet. Avec Tentatives périlleuses, la poète flamande Van den Broeck se fait le guide d’une sombre quête, celle de treize histoires de création architecturale qui finissent mal, du XVIIe siècle au XXe siècle, en Europe et en Amérique du Nord. La notion de ratage a la cote dans l’art contemporain, on a pu la revaloriser, mais là on est dans le tragique pur et simple. L’autrice part sur les traces d’architectes que l’échec a poussés au suicide, des obsessionnels, des perfectionnistes, grands ou petits créateurs. Ces morts volontaires ne sont pas toutes réelles, certaines ne dépassent pas le stade de la rumeur. Charlotte Van den Broeck, née en 1991, enquête donc avec persévérance, fouille les archives, jette des filets.

Piscine porteuse de poisse

Son livre, malgré l’intitulé, n’est pas triste, l’éloignement temporel amortissant l’impression causée par ces souffrances. De Turnhout, en Belgique, à Colorado Springs, aux Etats-Unis, ses expéditions sont aussi l’autoportrait d’une jeune femme faisant état de ses propres doutes d’enquêtrice et d’autrice, se rappelant des moments d’amitié ou amoureux, des rencontres piquantes. Ainsi à Naples, Charlotte Van den Broeck cherche à avoir des informations supplémentaires sur Lamont Young (1851-1929), un Britannique, bâtisseur de la Villa Ebe dans les hauteurs de la ville. Il se suicida après des projets rejetés. «Visionnaire en un temps aveugle. Un génie oublié. Un astronaute au Moyen Age. Ces dernières années, l’œuvre de Young jouit d’un regain d’intérêt», écrit l’autrice. Giulia, la gardienne de l’appartement où la jeune Belge a déposé sa valise, l’accompagne dans son ascension vers la Villa Ebe et la sermonne. Les lieux sont en déshérence. «C’est sur ça que tu vas écrire un livre ? Absolument personne ne le lira ! Et puis, ce n’est pas normal qu’une jeune femme soit à ce point obsédée par la mort. Tu ne devrais pas inventer des livres, tu devrais voir un psychiatre.»

Mais heureusement, l’autrice s’accroche au fil qui la fascine, telle Arachné se fichant des menaces d’Athéna. Ce tropisme a commencé, il est vrai, tôt. La première «tentative» la ramène à l’époque de son adolescence. Dans sa ville natale de Flandre, à Turnhout, une piscine porteuse de poisse a occupé les esprits pendant des années. Le sol s’enfonce, l’eau devient couleur de lait, les courts-circuits se succèdent. L’architecte n’est pas nommé, il se serait suicidé lui aussi. Où, quand, comment, pourquoi ? Il ne faut pas trop en demander à la légende locale. Pour la deuxième histoire de ratage et de honte présumée fatale, il suffit de passer la frontière : à Verchin, dans le Pas-de-Calais. Le clocher du XVIIe siècle est tors. De loin, Charlotte Van den Broeck le confond avec une branche de marronnier. «Ce ne fut qu’en m’approchant de l’église, lorsque la perspective s’ajusta, que je m’aperçus que la branche tordue ne poussait pas sur un arbre mais surmontait la tour de l’église comme un chapeau de sorcier miteux.» Le maire, M. et Mme Maquin de l’Association des clochers tors d’Europe et un spécialiste local sont présents. Les hommes font des allusions grivoises sur cette hauteur en berne et le maire confirme qu’il y a bien une histoire de suicide d’architecte dans les tréfonds de la mémoire villageoise.

De catastrophe en catastrophe

Le tragique va prendre de l’ampleur dès le chapitre suivant, avec le destin funeste de Gaston Eysselinck (1907-1953) bâtisseur du siège des PTT-RTT à Ostende et homme amoureux ravagé par la mort de sa compagne. Puis il y aura au XIXe siècle les deux amis Eduard Van der Nüll et August Sicard von Sicardsburg, architectes de l’Opéra de Vienne, moqués en leur temps par la bourgeoisie de la ville et aujourd’hui glorifiés. A Rome, le pauvre Francesco Borromini vécut aussi un enfer, du fait de la préférence accordée à son rival, le Bernin. De catastrophe en catastrophe (toilettes insuffisantes dans la caserne viennoise Rossauer, cheminée visible depuis la mer devant le fort George en Ecosse et herbe jaunissante dans le célèbre Pine Valley Golf Club du New Jersey), on arrive au bouquet final. 1922 : des tonnes de neige s’amoncellent sur le théâtre Knickerbocker à Washington, le toit se détache comme s’il avait été découpé sur les bords. Le crash fait une centaine de morts. Cinq ans plus tard, l’architecte Reginald Wycliffe Geare voudra en finir. Ce drame absolu qui fit les gros titres de la presse américaine passe le relais à une histoire plus intimiste. A Colorado Springs, l’architecte et sculpteur Starr Gideon Kempf (1917-1995) créa un jardin de sculptures cinétiques en forme d’oiseaux géants. L’amertume à la fin de sa vie lui fit choisir le pistolet. Mais il n’y eut aucune autre victime de sa folie des grandeurs, hormis quelques oisillons dont les parents eurent l’idée saugrenue de venir nicher sur les sculptures pivotantes de la Maison Kempf.

Charlotte Van des Broeck, Tentatives périlleuses. Treize tragédies architecturales, traduit du néerlandais (Flandre) par Kim Andringa, Ed. Héloïse d’Ormesson, 304 pp., 21 € (ebook : 13,99 €).