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Beaux livres

Un Bonnard hors cadre avec Stéphane Guégan

Le cahier Livres de Libédossier
Dans une monographie, l’auteur élabore une plaidoirie esthétique contre des analyses dépassées, qui rendaient le grand peintre inoffensif, détaché du «réel».
«La Cheminée», dit aussi «Femme à sa toilette», 1916, par Bonnard. (Akg Images)
publié le 8 décembre 2023 à 11h20

On doit sans doute à Jean Clair, et à la rétrospective qu’il dirigea en 1984 au centre Pompidou, le fait que Bonnard, mort en 1947, soit sorti d’un (relatif) purgatoire esthétique où beaucoup l’avaient installé comme «anti-Picasso», autrement dit peintre enchanteur de la vie bourgeoise, hors du sens de l’histoire et dégagé des soucis du monde (ou les noyant dans des frémissements colorés, tel un corps dans une baignoire d’eau tiède) : cultivons les lumières de notre jardin. Comment saisir cet artiste sur qui l’on a posé plus d’étiquettes que de boules sur un sapin de Noël ? Nabi, japonisant, illustrateur et enlumineur virtuose, post-impressionniste, expressionniste, influencé par Munch, proche à la fin de sa vie de Matisse qui fait le vide tandis que lui fait le plein… et ces multiples autoportraits qui rythment sa vie avec une tension inédite, en chambre et sur la crête d’un siècle de massacres.

Bonnard échappe aux définitions et aux restrictions de même que la lumière échappe au nerf optique. Dans sa monographie agressive et bien illustrée, l’historien de l’art Stéphane Guégan suit, sur un ton d’avocat, le chemin ouvert par Jean Clair. Son livre est une plaidoirie esthétique contre des analyses, à vrai dire dépassées, qui rendaient ce grand peintre inoffensif, détaché du «réel». C’est également une enquête sur (et une défense de) l’attitude de Bonnard à des moments politiques cruciaux : affaire Dreyfus, montée du fascisme, Front populaire, Occupation. «Il n’est pas jusqu’à Bonnard qui ne fasse un examen de conscience», écrit ainsi Vuillard au moment de l’affaire Dreyfus. Mais un témoignage permet de penser qu’il était du côté des dreyfusards de la Revue blanche, et aussi le fait qu’il dessina en 1899, pour l’Almanach du père Ubu illustré. Quatre planches sont reproduites. Il se méfiait de l’art engagé, et on lui reprocha de «jeter un tapis de fleurs sur un monde miné». Mais Jean Zay, ministre du Front populaire, assassiné par la Milice en 1944, avait installé quatre tableaux du peintre dans son bureau ministériel. Et Blum lui passa une commande publique. Quand la guerre puis l’Occupation arrivèrent, retranché au Cannet, il peignit plus que jamais pour résister au désastre. 17 janvier 1944 : «Celui qui chante n’est pas toujours heureux.» Et in Arcadia ego ?

Guégan s’oppose à cette vision de l’artiste. Il cite une journaliste suédoise, venue interroger le peintre en 1937 : il «appartient à la génération qui se battait pour la liberté et pour l’individualisme, et pour laquelle le collectivisme et la tyrannie sont des idées inconnues». Il pense qu’il aurait plutôt fallu dire : «Honnies.»

Stéphane Guégan, Bonnard, Hazan, 280 pp, 110 €.