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Histoire

«Un crime d’Etat» de Farid Alilat : enquête sur un parricide fondateur du régime algérien

Le cahier Livres de Libédossier
Le journaliste remonte le fil de l’assassinat de Krim Belkacem en 1970, l’un des pères de l’indépendance, chef historique du FLN devenu opposant au régime de Boumediene.
Krim Belkacem, chef du Front de libération nationale, à Genève en mai 1961, lors de son arrivée pour la conférence de paix entre la France et le FLN. (Ullstein Bild/Roger-Viollet)
publié le 24 avril 2025 à 6h37

Au commencement était le sang. En 1962, l’Algérie arrache son indépendance dans la douleur. Celle de l’héroïque lutte de libération nationale contre le colonisateur français, bien sûr. Mais aussi celle, interne au mouvement indépendantiste. Une guerre aussi secrète que cruelle, implacable, entre les différents courants - et individus - qui rivalisent pour prendre le contrôle du jeune Etat algérien.

Dans Un crime d’Etat, le journaliste Farid Alilat en retrace l’un des épisodes les plus marquants : l’assassinat de Krim Belkacem, le 20 octobre 1970 à Francfort. Ce chef historique du FLN, appartenant au célèbre «groupe des six» fondateurs du mouvement, est l’homme qui a signé les accords d’Evian. Dès 1963, il devient un opposant aux régimes de Ben Bella, puis de Houari Boumediene, qui se sont emparés du pouvoir par la force. «Krim n’est pas monté au maquis en 1947, n’a pas lancé l’insurrection de 1954, n’a pas fait sept ans et demi de guerre, pour que Ben Bella détourne le combat d’un peuple pour instaurer une dictature, un pouvoir personnel, une économie socialo-marxiste, un parti unique, une Assemblée dépouillée de ses pouvoirs», écrit Farid Alilat.

Piégé à Francfort par ses tueurs

Dans son enquête historique, l’ancien directeur du quotidien algérien Liberté et correspondant de l’hebdomadaire Jeune Afrique - expulsé de son pays l’an dernier - égrène le chapelet de complots, de trahisons, de meurtres (comme celui de Mohamed Khider, autre figure de l’indépendance en rupture de ban, le 3 janvier 1967 à Madrid) qui pavent la naissance de cette Algérie nouvelle. A ce jeu-là, le froid président Boumediene excelle. Il fait condamner à mort in abstentia Krim Belkacem, qui a eu l’outrecuidance de créer un parti d’opposition depuis Paris, en avril 1969. «Tout Algérien se doit d’être l’auxiliaire de la justice en exécutant la sentence de mort en tout lieu et tout moment», écrit le quotidien gouvernemental El Moujahid au lendemain de son procès.

Un an et demi plus tard, le cadavre de Krim Belkacem est retrouvé dans la chambre 1414 de l’hôtel Intercontinental de Francfort. L’opposant algérien de 48 ans a été piégé, attiré dans la ville allemande par ses tueurs. Le commando a été identifié, mais qui est le commanditaire ? La rigueur empêche Farid Alilat de donner une réponse définitive. Boumediene, qui confessait à la fin de sa vie «J’ai les mains rouges de sang, trempées dans le sang, nous avons tous les mains rouges», a toujours nié, en privé comme en public, avoir ordonné l’assassinat. A cette époque, le chef de l’Etat avait d’ailleurs engagé des négociations secrètes avec Krim Belkacem pour son retour au pays.

Falsification des chiffres, des dates, des noms

Les indices rassemblés par l’auteur pointent plutôt vers la responsabilité d’un cadre sécuritaire du régime, Ahmed Draïa, patron de la police nationale de 1965 à 1977, qui avait de vieux comptes à régler avec Krim Belkacem datant des années de maquis. Draïa «connaît bien l’Allemagne et les dirigeants des services de renseignement allemands», dont d’anciens officiers SS, rappelle Farid Alilat. Le même Draïa avait confisqué à la villa algéroise de Krim Belkacem et aurait mis la main sur une partie de ses avoirs quand l’opposant s’est exilé. Il est mort en 1988 sans révéler son secret.

«La conscience politique d’un jeune Algérien se développe presque toujours à partir du moment où il découvre la falsification des chiffres, des dates, des noms et des circonstances entourant les décès», rappelle Kamel Daoud dans la préface de l’ouvrage. Un crime d’Etat n’est évidemment pas le premier livre-enquête à entailler le récit national officiel algérien, «qui préfère le mythe à l’exactitude, le mensonge ennobli à la vérité utile pour les générations futures», rappelle l’écrivain, mais il a l’immense mérite de jeter, dans un style vif et accessible, «une lumière sur le caché et le secret qui en Algérie font culture».

Farid Alilat, Un crime d’Etat, règlements de comptes au cœur du pouvoir algérien. Préface de Kamel Daoud, Plon, 21 € (ebook : 13,99 €).