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Sorties

Viennent de publier : Christophe Jamin, Jean-Charles Massera, Bernard Cazeneuve, Elsa Godart

Le cahier Livres de Libédossier
Une fille de dissidents soviétiques, la déconstruction du mâle hétéro cisgenre, l’«indépassable solitude» d’un futur Premier ministre et une massive «demande de regards».
(DR)
publié le 1er mai 2023 à 9h40

Roman

Christophe Jamin, l’Inaccompli

Grasset, 180 pp., 19 €.

Ce grave et beau roman raconte quarante années de la vie de Pierre et Gabriel. Pierre porte en lui la faute de son grand-père, combattant français dans la Wehrmacht, puis le silence de son père qui traumatisé par ce chaos finira par se suicider. Gabriel, issu d’une famille juive hérite de l’histoire de la Shoah. L’un est issu de bourreaux et l’autre de victimes. A 20 ans, ils rencontrent Sveta, fille de dissidents soviétiques qui leur ouvrira un monde. La question de toute leur vie tournera autour de l’idée de la violence, étrange lorsqu’elle sert de nobles idéaux. Faut-il la combattre ou lui tourner le dos ? Qu’est-ce que le courage et qu’est-ce que l’abnégation ? Est-il juste de considérer que jamais rien ne changera ? En réponse, la fin suggère que pour une légère part il est au moins possible d’achever ce qui était resté toute une vie en suspens, inaccompli. N.A.

Essais

Jean-Charles Massera, Occupy Masculinité

Verticales, 168 pp., 18,50 €.

Fidèle à sa méthode de compilation et laminage hilarant des discours médiatiques (y compris entre amis), l’auteur de United Emmerdements of New Order (P.O.L, 2002) s’attaque à la déconstruction du mâle hétéro cisgenre (lui par exemple) et à ce qu’on en dit, plus quelques «Autres Problèmes Déposés» : depuis le manspreading toutes cuisses écartées dans le métro jusqu’aux déplacements de ­population en territoires occupés, en passant par l’invention phallique de «l’Impensable» – et c’est vrai qu’à y bien réfléchir, il n’y a pas plus raide comme concept. Heureusement, on trouvera au passage des compensations, comme l’idée de prostitués mâles proposant un «cuni» vite fait bien fait. Spoiler alert, la clé toxique de la masculinité est donnée dans la dernière phrase du ­livre : «Ma maman me manque». E.Lo.


Bernard Cazeneuve, Ma vie avec Mauriac

Gallimard, 128 pp., 16 €.

«Sentir le plus possible en s’analysant le plus possible : cette phrase de Maurice ­Barrès, qui aurait pu servir d’épigraphe à l’œuvre autobiographique de Mauriac, constituait ce par quoi, à mon insu, je m’ouvrais au monde en me révélant à moi-même.» Né en 1963 à Senlis, Bernard Cazeneuve écrit avoir puisé dans les livres, notamment autobiographiques, de François Mauriac, de quoi répondre à sa propre «quête absolue d’enracinement». Adolescent élevé dans un milieu anti­clérical, le futur ministre et Premier ministre souffrait d’une «indépassable solitude» parmi les siens. Mais il demeure bien elliptique sur la cause de cette impression d’isolement. Commencements d’une vie, Un adolescent d’autrefois, la Vie de Jean Racine furent ses portes d’entrée chez l’auteur du Nœud de vipères. Cette biographie qui manque un peu de subjectivité épouse le classicisme de la langue de Mauriac, et dresse un élégant et néanmoins tendre portrait de l’écrivain qui a grandi dans un milieu où la sainteté coexistait avec le mal. V.B.-L.


Elsa Godart, les Vies vides

Armand Colin, 288 pp., 22,90 €

Jadis – depuis la plus lointaine philosophie morale – on se demandait en général : suis-je quelqu’un de bien ? Suis-je assez bien, pour toi, pour les autres, à mes propres yeux ? Et comment mon propre perfectionnement éthique est-il possible ? Aujourd’hui – depuis l’essor d’Internet et l’hypertrophie des réseaux sociaux – on a plutôt tendance à se demander : suis-je quelqu’un de visible ? Et comment, par quelles stratégies, mon exhibitionnisme social pourrait-il être encore plus spectaculaire, sans provoquer un insupportable dislike, du genre : «stop, dégage, on t’a assez vu» ? Quelle est l’origine de ce «besoin de visibilité», de cette «quête insatiable de notoriété», laquelle, il est vrai, peut être celle d’un jour ou dépendre d’un nombre de «suiveurs» pressés qui ont lancé une œillade sur ma story, ma photo de dessert ou trois accords de guitare enregistrés sur portable ? Philosophe et psychanalyste, autrice, en 2016, d’un retentissant Je selfie donc je suis, Elsa Godart prend ces questions au sérieux – et mobilise tant Platon que Levinas ou Merleau-Ponty, Kierkegaard, Deleuze, Bergson… Elle explique cette massive «demande de regards» d’abord par la «peur de l’invisibilité» (qui, lorsqu’elle s’ajoute au sentiment d’être méprisé, de «ne pas compter», rejoint la crainte diffuse de la disparition, de la «mort» sociale), puis par la peur de «rater sa vie» en étant exclu, insignifiant, et enfin par la peur de sentir sa propre existence vide. La «quête de reconnaissance», dit-elle, cache «l’inexistence de nos existences, nos manques-à-être, nos absences, nos disparitions (fading), nos oublis et autre déficits d’être, nos contresens». R.M.