Un tirage spécial de la Pléiade (Mrs. Dalloway et autres écrits, reprenant la traduction de Marie-Claire Pasquier, avec l’ajout au catalogue d’Une pièce à soi dans une traduction inédite de Laurent Bury), une édition en Folio bilingue de A Room of One’s Own (dans une traduction de Marie Darrieussecq, cette dernière optant pour le titre Un lieu à soi) et un recueil inédit en poche chez Rivages, la Femme au miroir et autres récits (traduit par Fanny Quément) : à l’heure du centenaire de son roman-phare, Mrs Dalloway, paru en 1925 à la Hogarth Press, Virginia Woolf se multiplie sur les tables des libraires, republiée, reproduite, et rappelée comme d’autres (Monique Wittig) à la postérité par une nouvelle vague féministe. Dans cet ensemble, peut-on se demander, quoi de neuf, quoi de plus, pour penser l’après-Woolf avec Woolf ?
A cet égard, deux essais explorent en écho certains angles morts, l’un en creusant la production, l’autre en déboulonnant à demi l’écrivaine – non pour la supprimer mais, semble-t-il, pour l’aimer les yeux ouverts. Le premier s’intitule Virginia Woolf, journaliste, affirmation qui en soi relève presque du paradoxe. Journaliste, Virginia Woolf ? Absolument, soutient dans un petit livre vigoureux la professeure en sciences de l’information Maria Santos-Sainz – déjà autrice d’un Albert Camus, journaliste (Apogée, 2019) –, et ce toute sa vie durant, avec un «corpus de plus de 500 articles» comprenant des contributions à des revues à faible tirage comme des incursions dans la presse grand public (Vogue, la BBC…). Ce pan de son œuvre a pourtant régulièrement été gommé des biographies ou, de façon intéressante, requalifié : «Les études universitaires ne l’ont présentée que comme une essayiste, toujours sous l’étiquette “Les essais de Virginia Woolf” et non comme une journaliste ou une chroniqueuse littéraire. Cela est peut-être dû au fait que le journalisme est parfois assimilé à un genre mineur.»
«Terrain propice pour faire avancer le débat féministe»
Mineur, le journalisme ne l’était pourtant pas pour la jeune Adeline Virginia Stephen qui, dès l’âge de 9 ans, en 1891, créa le journal familial The Hyde Park Gate News avec son frère Thoby et sa sœur Vanessa dans lequel la fratrie chroniquait la vie du foyer, dîners, promenades. La plus jeune des trois en était la «rédactrice-éditrice» et c’était une affaire sérieuse, en particulier au moment de la découverte des numéros faits main par les parents, seuls lecteurs (dont Leslie Stephen, en partie journaliste lui-même). Virginia Stephen poursuivit dans cette voie. Elle commença à collaborer pour le Guardian en 1904, à 22 ans, avec trois articles, dont l’un sur les traces des sœurs Brontë, «Pèlerinage à Haworth», puis, en 1905, pour le Times Literary Supplement. Pendant ces premières années, «le journalisme littéraire devient sa première source de revenus» (elle publia son premier roman, The Voyage Out, en 1925, à 33 ans) et demeura la principale jusqu’à ce que ses livres se vendent. Cette activité décroîtra peu à peu plus tard, lorsque l’écriture au long cours et l’édition lui demandèrent plus de temps, mais ne cessa jamais, jusqu’à quelques mois avant son suicide, en 1941 – preuve qu’il s’agissait pour elle non d’un à-côté, mais d’une discipline parallèle dont elle appréciait le côté direct et le pouvoir de résonance, «terrain propice pour mobiliser l’opinion publique et faire avancer le débat féministe».
Comme si l’écrivaine était un sigle, une marque (de voiture)
Dans la collection «Icônes» des éditions Pérégrines, le Woolf d’Adèle Cassigneul, plus écrit, cérébral, poétique, presque cubiste, explore en écho les zones d’ombre de Virginia, mais dans une acception autre. Partout, et probablement pas par hasard, elle y est identifiée par ses initiales, «VW», comme si l’écrivaine était un sigle, une marque (de voiture), ce qu’à la longue elle est peu devenue, réduite à une image vaporeuse, statufiée mais pas toujours lue, entendue : «Aujourd’hui encore, on projette tant /sur un profil /au risque d’effacer ses textes.» La lire ici, ou la relire plutôt, en particulier à la lumière de l’apport de l’afroféminisme, c’est pour l’autrice, docteure en littérature britannique et enseignante, se heurter à une contradiction fondamentale : «Le féminisme anticolonialiste de VW demeure teinté d’un racisme primitiviste. Genre et race échouent à intersecter.» Pour le dire autrement : «VW était une femme de son temps, un temps qu’elle n’a pas su excéder et dont elle reflète les possibles comme les limites.» Malignement, l’essai fait en chemin de la place à d’autres figures, tourne autour de son objet et s’en détourne sans la déconsidérer – la déplace à une autre lumière, comme une plante aimée. Si Virginia Woolf est un mythe, alors tant mieux : les mythes se réécrivent, changent, se transforment, évoluent, s’entendent autrement. «Ne cessons jamais /d’upcycler VW /ni de la composter.»