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Libération
Lundi poésie

Yvon Le Men et Sara Bourre, extrêmes onctions poétiques

Poésiedossier
Deux recueils, «Un soir d’avoir été» et «Chambre 908» , tentent en ce début d’année de saisir l’indicible des derniers instants de proches sans pathos mais avec beaucoup de sensibilité.
Yvon Le Men et Sara Bourre. ( Murielle Szac/Ed.Bruno Doucey. Ed Le Castor Astral)
publié le 24 mars 2025 à 18h42

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La fin de vie concerne a priori tout le monde. D’ailleurs, on ne compte plus les romans, films ou bandes dessinées à s’être emparé de ce sujet sociétal ô combien débattu depuis une vingtaine d’années. Mais l’agonie, et son accompagnement, peuvent aussi être objets de poésie. Deux contributions contemporaines, l’une parue en février, l’autre à paraître ce printemps, sont des tentatives de saisir l’indicible des derniers instants d’un proche. Ces deux approches sensibles en vers libres sont certes diamétralement différentes, mais elles n’empruntent ni au pathos ni à une quelconque velléité revendicative. Deux hymnes à la vie et à sa poursuite, malgré la peine et le deuil.

Dans la première, Un soir d’avoir été, aux éditions Bruno Doucey, on retrouve Yvon Le Men, dont l’œuvre est traversée par le souvenir des morts. Le poète breton, prolifique – il a publié une cinquantaine de recueils depuis les années 1970, traduits en de multiples langues –, chante, cette fois, dans la langue économe qu’on lui connaît son ami défunt Philippe Bail. Ce médecin – le sien –, spécialiste des soins palliatifs, est mort en août dernier, vaincu par la maladie de Charcot. De leurs ultimes discussions, le barde, prix Goncourt de poésie 2019, tire une mélopée sorte de course contre la montre immobile face à l’inéluctable. Citons : «ainsi Philippe /sous sa couette /voit passer des rêves /de prairie /des rêves /qui raclent au fond des rêves» ou encore «Il souffre /par son corps /la pierre de son corps /encore plus en pierre». Le poème est, ici, bien plus qu’un requiem, plutôt le chant d’une délivrance.

Dans Chambre 908, aux éditions le Castor astral, Sara Bourre, dont c’est le premier recueil de poésie, puise, elle, dans l’écriture poétique la force de dépasser la disparition du père. Le décor est une chambre d’hôpital et les rêves le matériau exploratoire de la romancière (Maman, la nuit, aux éditions Noir sur blanc, 2023) pour envisager le deuil. On retient des vers à la prosodie suave pour saisir un état d’entre deux (entre la vie et la mort, le réel et l’onirique, l’existence et la perte), du genre «le balancement de ton corps au rythme des vagues /les grandes marées de ta dernière chambre» ou «Tu disais, /les oiseaux bleus nous traversent comme un vent de mer /et c’est l’autre pays déjà.» Un dernier hommage au paternel plein de tendresse.

Yvon Le Men, Un soir d’avoir été, éd. Bruno Doucey, 208 pp., 18 euros.
Sara Bourre, Chambre 908, éd. le Castor astral, 112 pp., 15 euros.

L’extrait d’«Un soir d’avoir été» :

IL ÉTAIT ENCORE UNE FOIS

Respirer

expirer


vivre

entre ces deux verbes


par le verbe

espérer


respirer

d’avoir respiré


le parfum de la rose

le jour de la première fois


l’odeur du pain frais

un matin d’avril


le goût de la menthe dans le thé

la fumée du chocolat chaud


la lumière des étoiles

sous une nuit glacée


et transparente

d’où nous avons regardé


passer l’éternité

au large d’un poème


d’une chanson

en noir et blanc


ainsi le vol de l’hirondelle

et sa promesse de revenir


à chaque printemps

comme il a promis de revenir


à la fin des temps

à la fin du temps de Philippe


espérer par la présence

respirer vers la présence


par le dernier mot

jusqu’au fond du souffle


quand il expire son espérance

vers un point d’interrogation


qui ne se lèvera pas

sans ses trois points de suspension


ses trois petits cochons

et leurs maisons


en paille

en bois

en briques


ils le précèdent

selon l’état du conte de sa vie


le suivent

selon l’état du conte dans sa vie


et le protègent du point final

par il était encore une fois