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La fin de vie concerne a priori tout le monde. D’ailleurs, on ne compte plus les romans, films ou bandes dessinées à s’être emparé de ce sujet sociétal ô combien débattu depuis une vingtaine d’années. Mais l’agonie, et son accompagnement, peuvent aussi être objets de poésie. Deux contributions contemporaines, l’une parue en février, l’autre à paraître ce printemps, sont des tentatives de saisir l’indicible des derniers instants d’un proche. Ces deux approches sensibles en vers libres sont certes diamétralement différentes, mais elles n’empruntent ni au pathos ni à une quelconque velléité revendicative. Deux hymnes à la vie et à sa poursuite, malgré la peine et le deuil.
Dans la première, Un soir d’avoir été, aux éditions Bruno Doucey, on retrouve Yvon Le Men, dont l’œuvre est traversée par le souvenir des morts. Le poète breton, prolifique – il a publié une cinquantaine de recueils depuis les années 1970, traduits en de multiples langues –, chante, cette fois, dans la langue économe qu’on lui connaît son ami défunt Philippe Bail. Ce médecin – le sien –, spécialiste des soins palliatifs, est mort en août dernier, vaincu par la maladie de Charcot. De leurs ultimes discussions, le barde, prix Goncourt de poésie 2019, tire une mélopée sorte de course contre la montre immobile face à l’inéluctable. Citons : «ainsi Philippe /sous sa couette /voit passer des rêves /de prairie /des rêves /qui raclent au fond des rêves» ou encore «Il souffre /par son corps /la pierre de son corps /encore plus en pierre». Le poème est, ici, bien plus qu’un requiem, plutôt le chant d’une délivrance.
Dans Chambre 908, aux éditions le Castor astral, Sara Bourre, dont c’est le premier recueil de poésie, puise, elle, dans l’écriture poétique la force de dépasser la disparition du père. Le décor est une chambre d’hôpital et les rêves le matériau exploratoire de la romancière (Maman, la nuit, aux éditions Noir sur blanc, 2023) pour envisager le deuil. On retient des vers à la prosodie suave pour saisir un état d’entre deux (entre la vie et la mort, le réel et l’onirique, l’existence et la perte), du genre «le balancement de ton corps au rythme des vagues /les grandes marées de ta dernière chambre» ou «Tu disais, /les oiseaux bleus nous traversent comme un vent de mer /et c’est l’autre pays déjà.» Un dernier hommage au paternel plein de tendresse.
Yvon Le Men, Un soir d’avoir été, éd. Bruno Doucey, 208 pp., 18 euros.
Sara Bourre, Chambre 908, éd. le Castor astral, 112 pp., 15 euros.
L’extrait d’«Un soir d’avoir été» :
IL ÉTAIT ENCORE UNE FOIS
Respirer
expirer
vivre
entre ces deux verbes
par le verbe
espérer
respirer
d’avoir respiré
le parfum de la rose
le jour de la première fois
l’odeur du pain frais
un matin d’avril
le goût de la menthe dans le thé
la fumée du chocolat chaud
la lumière des étoiles
sous une nuit glacée
et transparente
d’où nous avons regardé
passer l’éternité
au large d’un poème
d’une chanson
en noir et blanc
ainsi le vol de l’hirondelle
et sa promesse de revenir
à chaque printemps
comme il a promis de revenir
à la fin des temps
à la fin du temps de Philippe
espérer par la présence
respirer vers la présence
par le dernier mot
jusqu’au fond du souffle
quand il expire son espérance
vers un point d’interrogation
qui ne se lèvera pas
sans ses trois points de suspension
ses trois petits cochons
et leurs maisons
en paille
en bois
en briques
ils le précèdent
selon l’état du conte de sa vie
le suivent
selon l’état du conte dans sa vie
et le protègent du point final
par il était encore une fois