David Byrne himself n’y avait pas résisté, l’invitant à «duetter» avec elle à la fin des années 1980. Margareth Menezes, chanteuse de carnaval, sambiste, comédienne est devenue, en 2023, la première femme noire ministre de la Culture du Brésil. La star et activiste relève le défi de reconstruire un domaine pris pour cible par l’extrême droite pendant les années Bolsonaro. Libération s’est entretenu avec elle à son arrivée, mercredi 4 juin à Paris, où le président Lula da Silva entame une visite officielle.
Quel est l’objectif de votre venue avec Lula ?
Je suis ici pour renouveler un accord de coopération culturelle qui date des années 1940. A l’ère du numérique et des réseaux sociaux, une actualisation s’impose. Avec le président Lula, le Brésil est de retour dans les relations internationales, détricotées par son prédécesseur. Nous célébrons cette année le bicentenaire de nos relations diplomatiques avec la France. La saison croisée a été ouverte en avril par notre célèbre chanteur Seu Jorge. Jusqu’au mois de septembre, une cinquantaine de villes de France accueilleront quelque 300 manifestations culturelles brésiliennes. Puis ce sera au tour du Brésil de recevoir des artistes français. Lula a beaucoup d’affinités avec Emmanuel Macron, des divergences aussi, bien sûr, mais toujours dans le respect mutuel [allusion aux relations exécrables entre Bolsonaro et Macron, ndlr]. Ses initiatives en faveur de la paix et de la lutte contre la faim rencontrent un écho important dans le monde.
Le mois dernier, vous étiez présente au marché du film, en marge du festival de Cannes, pour promouvoir la production audiovisuelle brésilienne. Quel bilan en tirez-vous ?
Le Brésil était le pays à l’honneur. Nous avons travaillé pendant deux ans pour que cela arrive. C’était important pour insérer notre production dans le circuit international. Quelque 400 professionnels ont répondu à l’appel à projets du ministère. Nous attendons encore les chiffres officiels, mais je peux d’ores et déjà assurer que le volume d’affaires est considérable, ce qui confirme que nous sommes dans une bonne phase. Au même moment, le festival de Cannes a récompensé le réalisateur Kleber Mendonça Filho [prix de la mise en scène] et l’acteur Wagner Moura [prix d’interprétation masculine] pour l’Agent secret. En mars, l’oscar du meilleur film étranger avait été décerné à un autre film brésilien, Je suis toujours là, de Walter Salles. Ces récompenses interviennent dans un contexte de centralité internationale du Brésil. La culture est un élément de notre soft power qui peut nous ouvrir de nouveaux marchés.
Une des premières mesures de Lula a été de recréer le ministère de la Culture, que Bolsonaro avait remplacé par un simple secrétariat. Quel était l’état des lieux à votre arrivée au pouvoir ?
Dans tous les ministères, les mécanismes internes avaient été démantelés et les effectifs, considérablement réduits. A la fondation Palmares, dédiée à la culture afro-brésilienne, même les locaux étaient détruits ! L’Ancine [Agence nationale du cinéma], pour sa part, était infestée de militaires. Sous Bolsonaro, quelque 8 000 militaires ont occupé l’administration publique, et cela, sans aucune qualification. Le ministère de la Culture a été créé avec le retour de la démocratie, il y a quarante ans, après la dictature militaire [entre 1964 et 1985]. Depuis, il a déjà été supprimé trois fois ! L’objectif est de le pérenniser en institutionnalisant des procédures, des règlements… Un pays qui a une telle production culturelle ne peut pas se passer d’un ministère dédié. Nous avons commencé par recomposer nos effectifs, qui restent toutefois inférieurs à ceux de 2016 [lorsque la gauche avait quitté le pouvoir avec la destitution de Dilma Rousseff]. Nous avons réussi malgré tout à mettre en place des politiques fortes et à reprendre celles qui avaient été démantelées. Le chantier de reconstruction n’est certes pas terminé, mais je peux dire que nous sommes en train de tourner la page.
De quels moyens dispose votre portefeuille ?
En 2023, nous avions obtenu un budget record pour lancer le chantier de reconstruction. Cette année, tous les ministères ont été soumis à des coupes [de l’ordre de 5 milliards d’euros au total], dans le cadre d’une politique d’équilibre budgétaire. Je me bats pour que nous puissions maintenir nos actions malgré tout. Je plaide la cause de la culture jusqu’au sein du gouvernement. Nous disposons par ailleurs d’un mécanisme de financement de la création [hors cinéma] via les crédits d’impôts aux entreprises qui soutiennent des projets : c’est la loi Rouanet.
A quoi ressemblait la condition d’artiste sous Bolsonaro ?
C’était un conflit ouvert ! Le gouvernement utilisait le secrétariat à la Culture pour insulter publiquement la classe artistique. Des films ont été censurés. Pendant toute la pandémie de Covid-19, qui a très fortement impacté la culture, on nous a maintenus au pain sec. Le Congrès a dû légiférer pour imposer des mesures de soutien, mais le Président a refusé de les prendre.
L’actuel patron de l’Ancine a été nommé par Bolsonaro, et son mandat ne s’achève que l’an prochain. Constitue-t-il un obstacle à vos efforts pour relancer le cinéma ?
Aucunement. Alex Braga est fonctionnaire de carrière de l’Ancine. Il remplit son rôle institutionnel. Nous parvenons à construire des actions importantes, comme une distribution plus égalitaire entre les régions des investissements dans le cinéma. Les politiques de soutien à l’industrie audiovisuelle ont fait leur retour. Elles ont permis notamment l’expansion du réseau de salles, dont le nombre atteint désormais un record. Une centaine de nouvelles salles ouvriront prochainement dans des communes où il n’y en n’a pas. Nous planchons par ailleurs sur un projet de régulation de vidéo à la demande, afin que les plateformes investissent dans la production nationale. En la matière, la France nous sert de modèle.
Le Brésil est aujourd’hui un pays très divisé. Face à la force politique conservatrice du bolsonarisme, des voix s’élèvent pour appeler le milieu culturel au dialogue. Qu’en pensez-vous ?
Au ministère, nous menons déjà un dialogue. Notre mission est de mettre au point des politiques pour accueillir la très grande diversité culturelle d’un pays aux dimensions continentales. Nous avons pris un vaste éventail de mesures, et je dois dire que, même dans un climat de guerre culturelle, ces mesures sont très bien accueillies. Les taux d’adhésion des villes et des Etats avoisinent les 100 %. La loi Rouanet a été reformulée, car les investissements étaient concentrés dans les régions prospères du Sud et du Sud-Est. Nous les avons réorientés vers le Nord, les favelas, la jeunesse. Nous voulons inoculer la conscience du pouvoir transformateur et émancipateur de la culture. En faire un moyen de générer des revenus et de l’emploi, tout en combattant le fascisme.
Mais comment ?
Précisément en élargissant la participation sociale dans la définition des politiques culturelles. Toutes les instances consultatives du ministère ont été recréées, selon le critère de la parité du genre et de la représentation équitable des régions. La conférence nationale de la culture [une feuille de route pour le secteur] s’est tenue l’an dernier. Plus de 5 000 villes ont envoyé des délégués. Si l’extrême droite a cette vision étriquée de qui peut ou ne peut pas faire telle ou telle chose, pour nous, tout le monde a une opportunité.
Un de vos prédécesseurs n’est autre que le chanteur Gilberto Gil, qui a lui aussi servi sous Lula (entre 2003 et 2008) avant de démissionner pour reprendre sa carrière. En tant qu’artiste, vivez-vous également ce dilemme ?
Je dois reconnaître que ça me manque, la chanson. Pour chanter, je dois me mettre en congés de mes activités ministérielles… Mais je suis consciente du moment particulier que nous vivons. Comme Gil en son temps, je suis en mission pour mon pays.
Vous estimez ne pas avoir joui de la même visibilité que les artistes blanches qui se produisent comme vous au carnaval de Salvador de Bahia. Racisme ?
Au Brésil, le racisme est structurel. Nous n’avons pas les mêmes opportunités [que les blancs]. Il y a encore un siècle, un noir, même libre, n’avait pas le droit de faire des études ni de posséder des terres. Ce n’est que maintenant qu’il commence à y avoir une forme de réparation, avec les politiques de quotas dans les universités. Plus de la moitié de la population brésilienne se déclare noire. Pourtant, vous ne verrez quasiment aucun noir dans les lieux de pouvoir.