Presque un an après le décès de Daniel Defert, fondateur de l’association Aides, Frédéric Edelmann est mort dans la nuit du 25 au 26 janvier. Et c’est tout un pan éblouissant de l’histoire de la lutte contre le sida en France qui s’envole avec lui, avec eux.
A 72 ans, journaliste au Monde pendant près de quarante ans, spécialisé dans les questions d’architecture, Frédéric Edelmann était un personnage aussi flamboyant que stoïque, se cachant aussi vite qu’il se montrait. Depuis des années, il faisait preuve d’un courage inouï pour supporter la maladie et toutes les mésaventures qui allaient avec. Il était là, debout, résistant. Quand on l’interrogeait pour savoir s’il s’était donné des limites, il nous regardait, un peu surpris : «Mais quelles limites ? Je préfère laisser des marges de manœuvre à la vie. De la liberté, oui de la liberté !» Et ça lui ressemblait. Grand voyageur, nulle frontière ne pouvait le contenir.
L’exigence de la compétence
C’est à l’automne 1984 qu’il s’est engagé dans la lutte contre le sida. L’association Aides débutait tout juste, après un appel de Daniel Defert lancé après la mort du sida de son compagnon, le philosophe Michel Foucault. Frédéric travaillait déjà au Monde. Personnalité étincelante, d’une grande beauté, il avait une énergie folle. Et des réseaux forts dans le milieu de la culture et de la mode. Pendant deux ans, avec Daniel Defert, ils allaient former un duo improbable mais particulièrement efficace, mêlant l’énergie inépuisable de l’un et l’intelligence novatrice de l’autre. Aides était né, et allait devenir la plus grande association de lutte contre le sida en Europe, révolutionnant le monde de la santé.
Frédéric Edelmann avait une obsession : l’exigence de la compétence, en matière de médecine comme en matière d’action. Il voulait une association plus riche en connaissances qu’en militants. Il quitta alors Aides pour aller fonder Arcat-Sida en 1987 qui allait apporter un très grand professionnalisme dans l’engagement contre le VIH. Pendant quinze ans, il mènera une double vie, poursuivant de front son engagement associatif et son travail au Monde. Avec le docteur Jean-Florian Mettetal qu’il adorait, il a fait d’Arcat un laboratoire d’expertises qui allait plus tard donner naissance au TRT-5, ce regroupement de militants-experts se battant sur les questions du médicament, une structure toujours opérante aujourd’hui.
«Suis-je si vivant que cela ? Le sort des survivants n’est pas simple.»
— Frédéric Edelmann
Mais voilà, lui aussi, personnellement, avait été touché par le VIH. Il ne voulait pas le dire. En tout cas il ne voulait pas en faire une arme. D’origine protestante, il l’était resté fortement dans son attitude face à la vie, avec une élégance inchangée. «Avec Jean-Florian, nous répétions que si l’on avait créé cette association, c’était pour s’occuper du sida et de ceux qui en souffraient et non pas pour nous-mêmes», nous avait-il expliqué (1). «Fredo restait très pudique, témoigne Mathilde La Bardonnie qui fut sa consœur et son amie au Monde. A la fois il pouvait être sans tabous ni secrets, ni réserve ni retenue. Et il était aussi pudique à l’extrême, d’un silence de tombe sur certaines douleurs.» Avec Hervé Guibert et Yvonne Baby, qui dirigeait le service culture, il égayait une rédaction parfois bien sérieuse.
Sauvé par les trithérapies
Malade, très malade, à deux doigts de mourir, il fut sauvé par l’arrivée des trithérapies en 1996 qui le sauva. Et Frédéric est resté égal à lui-même, distant et chaleureux, caustique et efficace. Et toujours avec cette incroyable ténacité face à la maladie. Quand on le voyait et qu’on lui disait : «La bonne nouvelle, c’est que tu es vivant», il répondait : «Certes, mais suis-je si vivant que cela ? Le sort des survivants n’est pas simple. Intellectuellement, c’est un bonheur, on ne demande pas à être plaints, mais nos vies personnelles ne sont pas si légères que cela. Cela n’a rien d’agréable de vivre avec des traitements lourds, avec toutes ces maladies invisibles, on vit oui, mais avec une fatigue…» (1) Il n’empêche, il a continué à travailler, se passionnant pour l’architecture en Chine où il a monté des expositions, faisant preuve d’une étonnante vitalité, publiant ainsi un livre Portrait de la nouvelle génération d’architectes chinois. Frédéric Edelmann avait une écriture particulièrement soignée et précise, à l’ancienne, avec le souci du mot juste.
Ces derniers mois, la vie était rude, les hospitalisations se succédaient. «J’ai l’impression d’une incroyable régression… Qui parle, qui est audible ? On avait réussi à créer un bras de fer permanent mais chaleureux avec le monde médical. Aujourd’hui, j’ai l’impression que le malade est renvoyé à sa place, c’est ce qui me peine le plus.» Il souffrait, mais ne se plaignait pas. Sa compagne, Caroline Bagros, veillant toujours près de lui. Régulièrement, jusqu’à l’an dernier, il nous demandait des nouvelles de Daniel Defert qui nous demandait également des nouvelles de lui. Tous les deux ont réussi à donner de la force et du temps à la vie.