Devant nous, trois pyramides aux faces courbées, rangées de tubes de métal majestueuses comme les arêtes d’une forteresse d’heroic fantasy. La nature cosmique est bien faite, qui a établi des rapports élégants entre la géométrie des formes et l’harmonie des sons. Les trois sculptures en métal et bois, magnifiées par les jeux de lumière émis par deux ampoules fluettes situées dans le fond de l’espace d’exposition – l’une des «sala d’armi» de l’Arsenale de Venise bien connues des habitués des Biennales d’architecture ou d’art contemporain – sont des instruments de musique. Trois orgues contrôlés par l’entremise d’une technologie de pointe, et conçus par un musicien qui connaît bien leurs ancêtres installés sous les alcôves des églises, Maxime Denuc.
Elevations présente huit compositions originales imaginées pour ces prodiges de technologie déployés entre le présent et le passé – dont la conception a bénéficié de l’assistance du scénographe Kris Verdonck et de Tony Decap, petit-fils de l’inventeur du fameux orgue de danse – mais dont les tuyaux anciens ont été dénichés chez un facteur d’orgue en Allemagne. Interprétées en boucle à l’occasion de la Biennale Musica 2025, la première sous la coupe de la directrice artistique Caterina Barbieri, elles édifient ensemble un récital aléatoire dont l’ouverture correspond à l’instant où l’on pénètre dans l’espace d’exposition, un concert robotisé de musique exaltée mais pas sacrée, en tout cas pas au sens où on en entend dans les églises depuis des siècles et des siècles.
Trance au modus operandi fabuleux
Sur le programme de la Stella Dentro, beau nom emprunté à Clarice Lispector pour la 69e Biennale Musica, est fait mention d’un désir de l’artiste de rendre hommage à la «dub techno», cette école de musique électronique en extase de ses matières intronisée par le duo berlinois Basic Channel et la poignée d’artistes signés sur le label Chain Reaction. C’est raccord avec ce qu’on connaît des goûts de ce musicien toulousain dont on a découvert la voix très singulière à l’heure où il coanimait Plapla Pinky, duo à la discographie irréelle entre fétichisme baroque et musique d’ordinateur jusqu’au-boutiste. Dans le café de l’Arsenale, un peu plus d’une heure après la mise en marche de l’installation, il nous confirme que c’était l’une des intentions de départ, que le nom de l’œuvre, Elevations, fait référence à l’un de ses albums préférés, signé de l’Allemand Vainqueur en 1996. Mais on lui confie avoir entendu surtout autre chose – sa musique à lui : «Le point de départ est très inspiré de tous ces moments de la dub techno allemande, un hommage. Mais après, ça a dérivé. Au début, tu imagines être dans un truc contrôlé, élégant et puis tu composes un thème qui explose, d’un coup, très lyrique. On ne se refait pas. Cette musique, c’est moi.»
C’est également la suite logique de Nachthorn, album de «rave-ries» inspirées par les grandes heures de l’acid house et de la trance au modus operandi fabuleux, puisque intégralement interprétées sur un cyber-orgue de Düsseldorf contrôlable par ordinateur jusque dans le plus infime détail de son mécanisme. C’était la troisième fois que Denuc expérimentait avec un orgue après Plapla Pinky et Solarium (2020), mais la première fois qu’il travaillait proprement avec cet hybride improbable qu’est l’orgue androïde. «J’ai pris une liste sur le site de Sinua, une entreprise spécialisée à Ratingen, et j’ai envoyé des mails. Certains m’ont répondu : “C’est 1 000 balles la journée.” Et à Düsseldorf, j’ai trouvé. Les gens de Saint-Antoine m’ont dit “viens !”. C’était le Covid et, dans ma tête, mon dernier disque. J’étais un peu déprimé. Mais la première fois que j’ai envoyé un son là-dedans, que j’ai entendu ce phénomène acoustique contrôlé par quelque chose d’électronique, j’ai eu une émotion très forte et très ambiguë. Je me suis dit : “J’ai un disque.”» Edité par Vlek, formidable petite maison bruxelloise, Nachthorn a fait un succès immédiat, ses 1 000 exemplaires écoulés en un rien de temps. Aussi Maxime Denuc a fait un vrai tube underground avec le morceau Infinite End, playlisté par les stars Richie Hawtin et Modeselektor, «chez Zara Home» ou dans un défilé Chanel. Le Français a également composé une partie de la bande originale de Météors d’Hubert Charuel – un peu de beurre dans les épinards et l’opportunité de financer la suite de ses recherches artistiques et techniques.
«C’est ce que j’aime dans cet instrument, les vagues, les chutes d’air»
Car si les propositions de concert ont commencé à pleuvoir, Denuc a rapidement découvert la rareté des orgues contrôlables par ordinateur en Europe – «un à Malmö, quelques-uns en Allemagne, deux, trois à Amsterdam, un à Bruxelles un peu pourri et celui de la Philharmonie à Paris». Trois ans plus tard, le musicien a à sa disposition un robot de 25 kilos, codéveloppé avec les ingénieurs de Shakmat (lutherie électronique) et Bots Conspiracy (robotique), qui s’installe sur n’importe quel orgue d’église ou presque et lui permet de jouer sa musique partout, à condition de s’installer lui-même aux pédales et aux tirants des jeux (les rangées de tuyaux correspondant aux différents timbres, hauteurs et tessitures). Bientôt, Denuc se produira ainsi à Saint-Louis-des-Français de Rome, avec des Caravage sur les murs.
Mais à Venise impossible de trouver une église. En lien avec Caterina Barbieri pour son prochain album (qui doit sortir sur son label Light Years) et essentiellement inspiré par la trance des 90’s et l’été à Ibiza, Denuc lui a donc glissé l’existence de son trio d’orgues-pyramides, déjà montré dans une version prototype en Belgique, au festival Meakusma. «Je lui ai envoyé les morceaux, elle m’a dit oui dans la journée.» Pendant toute la durée de la Biennale – en alternance avec une installation de la grande Meredith Monk –, le public aura donc le loisir de se plonger à l’envi, et à sa convenance, dans l’art fou et follement poétique de Maxime Denuc, en harmonie parfaite avec la sensibilité subtilement déviante implantée par Barbieri pour sa première édition en tant que programmatrice. Jusque dans la moindre variation de ses respirations – perceptibles grâce aux mouvements des soufflets installés derrière les tubes. «C’est ce que j’aime dans cet instrument, les vagues, les chutes d’air. Ça s’entend sur un des morceaux, que j’ai appelé Chicago, avec ces deux accords hyper simples. Sur un orgue, cette sensation n’existe pas. Dans une église, tu peux pas faire ça. Cette respiration est propre à cet instrument. Et cette musique n’aurait pas pu exister autrement. Une autre musique, quoi.»