«N°5»
De Christina Vantzou (Kranky)
On savait déjà la musique électronique particulièrement flottante et dégagée de ses obligations envers les genres et leurs usages ces dernières années. Ambient qui se danse, musique concrète dans les caves, techno qui s’écoule dans la chambre à coucher… Le phénomène, aux airs de grande centrifugeuse décentralisée (aucun artiste ni aucune scène localisée ne pouvant se targuer d’avoir lancé les hostilités), s’est encore accéléré depuis la mise à l’arrêt pendant la pandémie ; mais avouons notre admiration toute particulière face à la liberté fabuleuse de l’Américaine d’origine grecque Christina Vantzou, dont le nouveau disque, N°5, fait encore tomber quelques panneaux «Danger !» à l’orée du désert pour emmener la musique vers des affres d’informe et d’insaisissable, aux confins du sublime et d’émotions fortes et terriblement concentrées. Vantzou, femme de sons et d’images dont on a repéré le nom à l’époque où elle composait la moitié du duo The Dead Texan, dit avoir eu l’impression, en amassant les matériaux très épars qui allait en composer les onze morceaux, de renaître et de travailler, avec N°5, comme à son tout premier.
Le storytelling fourni par l’artiste dit qu’elle se trouvait sur Syros, dans la mer Egée, quand elle a fait l’expérience d’un «moment de lucidité» (Joyce aurait parlé d’épiphanie) ; on sait gré à l’ouzo ou au soleil de la Méditerranée de lui avoir tapé sur la tête, mais le fait est que Memory of Future Melody ou Red Eel Dream comptent parmi les divagations soniques les plus bizarres et puissamment fantasmagoriques émergées de la très dense production électronique d’avant-garde de ces dernières années. On identifie bien sûr que Vantzou a des réflexes typiques du néoclassique (Dance Rehearsal, Kimona I), que Vangelis a compté pour elle (Reclining Figures), qu’elle est une enfant du minimalisme mystique de Pärt et John Surman. Mais rien si ce n’est une imagination débordante ne saurait expliquer ces dissonances orchestrales fantomatiques, cette ambiance de bord de précipice, entre mer et caverne, cette sensation de noyade perpétuelle porté par les sons synthétiques de Gerald Donald (Dopplereffekt) autant que la soprano baroque Lieselot De Wilde. Pour un disque précédent, Christina Vantzou utilisait le mot de «fragrance» pour désigner elle-même une de ses compositions et c’est peut-être dans cette confusion de sens, entre odorat («N°5 de Vantzou») et audition, qu’il faut chercher pour décrire à notre tour les sensations procurées par ce disque nébuleux et exceptionnel, le meilleur de son autrice et compositrice, et l’un des plus singulier à pouvoir, tout de même, être rangé dans le débordant bac «musique ambient». Olivier Lamm
«…If I Die, I Die»
Des Virgin Prunes (BMG)
Irlandais de Dublin, les Virgin Prunes furent l’antithèse musicale de U2 au levant des années 80. Pourtant, leur chanteur Gavin Friday, personnage outré et flippant, figurait dans la première mouture du groupe de Bono, et le guitariste Dik Evans n’est autre que le propre frère de The Edge. Ce premier album paru en 1982, produit par Colin Newman (Wire), reste un monument de gothique poisseux, de post-punk radioactif à la P.I.L., accouplé au cabaret brechtien tel qu’on le redécouvrait alors via Bowie et les hollandais de Meccano. Cette réédition célébrant 40 ans d’un traumatisme sonore jamais dissipé, accompagnée d’un second CD de raretés, remixes et singles de la même période (dont leur «tube» Pagan Lovesong en trois services), surprend par la vivacité explosive toujours intense de ces chansons indomptables. On n’en dira pas autant de celles de U2. Christophe Conte
«Moffou»
De Salif Keïta (Universal)
Vingt ans que ce CD est sorti : l’occasion toute trouvée de fournir une inédite version vinyle de ce qui fut une renaissance pour le chanteur malien, qui y réemprunte la voix acoustique, après des années d’errance dans les méandres synthétiques de la dite world music. Et pour autant Moffou, du nom d’une flûte qu’on fabrique à partir d’une tige de mil, et de son studio qu’il bâtit alors le long du fleuve Niger, ne renonce pas, loin s’en faut, aux expériences. C’est dans un autre studio, celui de la Seine, à Paris, que les bases de ce futur classique furent posées, avant que l’ingénieur du son Jean Lamoot ne se charge d’y ajouter par subtiles touches d’autres couches, sans gommer ce qui fait la classe de ce retour vers la tradition, synonyme de retour en grâce pour Salif Keïta, à l’image du duo avec Cesaria Evora qui ouvre l’album : Yamore, avec accordéon, cavaquinho et ainsi de suite, produit le même effet en 2022, tout comme le tourneboulant Madan, qui fut remixé à tour de bras. Jacques Denis
«L’Emprise»
De Mylène Farmer (Sony)
Combien d’auditeurs deviendront fous puis fans de Farmer avec Emprise ? C’est la question qui taraude concernant ce disque fondamentalement divergent, blockbuster de dance rock pop new-age morbide (Ne plus renaître) dont les sommets sont inévitablement les plus hauts perchés, ceux dénués de rythmes, achevés en laboratoire. On ne remet pas en cause le boulot ni l’investissement (le dispendieux Woodkid produit), encore moins l’élan, qui ne manquera pas de colorer les joues des fans qui l’adorent et qu’on adore de l’adorer. Mais on remarque que s’y prolonge sans se renouveler cette crête infiniment fine entre puérilité ado et arcanes cosmiques de la plus pure étrangeté, et l’absence criante d’ouverture, légitime au bout d’une carrière telle que celle de l’increvable Farmer, au falsetto plus juvénile que jamais, mais qui se classe sciemment du côté des seniors qui écrivent leurs nouvelles chansons avec la sensation qu’ils sont plus près de la fin de leur carrière que du début. «Que l’aube est belle aux raisons funèbres», chante-t-elle, touchante, et on la croit. O.L.
«The Complete Warner Classics Edition»
De Walter Gieseking (Warner)
Vous connaissez le Gaspard de la nuit, de Ravel, gravé par Walter Gieseking ? Personne n’a fait mieux. Et ses Debussy aux moirures infinies, d’une fluidité et d’un allant irréels ? Son Schumann jaillissant et grandiose, son Bach qui trace, son n°2 de Rachmaninov, tendu comme un arc, ni sentimental ni grandiloquent ? Et ses Mozart rayonnant de naturel et de simplicité ? Bon, affirmer en 1937, devant Arthur Rubinstein, qu’Hitler allait sauver l’Allemagne n’était pas malin. Reste que, s’il continua à jouer pendant la guerre, le pianiste, né à Lyon, n’aurait été ni encarté au parti nazi ni antisémite. Acheter le coffret de 48 CD retraçant sa carrière, des premiers 78 tours aux derniers microsillons, et offrant neuf inédits, est donc moins immoral que d’écouter Wagner, Karajan, ou pire : Karajan dirigeant Wagner. Eric Dahan
«Asmara»
De Hermon Mehari (Komos)
On évoquait en décembre 2021 deux albums pensés par Hermon Mehari lors du confinement. Revoici le trompettiste de Kansas City, résident permanent à Paris, pour un recueil qui ouvre un nouveau chapitre de sa carrière. Du jazz, il ne fait pas table rase, mais s’en sert pour fouiller ses racines familiales, l’Erythrée que ses parents ont fui en 1979, furtivement invoquées dans Change For The Dreamlike. Non pour réinvestir le champ traditionnel, mais pour lui inspirer un répertoire qui transfigure les mélodies et rythmes locaux à la lecture de son parcours d’exilé. Non sans inviter au sein de son quartet la chanteuse Faytinga, promise à un bel avenir en 2000 avant de s’engager dans la guerre d’indépendance, le temps de deux compositions : Tanafaqit, écrin en mode abyssin du trompettiste où sa voix haut-perchée n’a rien perdu de sa superbe, et Milobe, une berceuse qu’elle enregistra et dont Mehari s’est arrangé pour la placer en conclusion. J.Den.
«Polnareff chante Polnareff»
De Michel Polnareff (Parlophone)
Pas plus électrisé que ça à l’approche d’un best-of rejoué en piano-voix – dealé sans doute pour lancer la machine avec son nouveau label, sa nouvelle équipe et sa prochaine tournée – on a pris …Chante Polnareff comme ce, qu’objectivement, il est : un prototype à la pointe techno du disque de studio. Car s’il est «métaphoriquement à nu» (dixit Apple Music), le chanteur est assisté d’une armada de plug-ins et effets, qui viennent prêter renfort à son jeu, son instrument, modifient et appuient subtilement sa voix (on soupçonne une béquille autotune sur Qui a tué grand’maman) et la propulsent au creux de l’oreille avec une aspiration qui égale sans doute celle de Billie Eilish. Aussi, on conseille pour une fois le dispositif Dolby Atmos, qui a surtout abouti à transformer les disques de pop en bouillie insaisissable mais fait un bel écrin à ce vrai faux spectacle avant les vrais, sur les scènes de France et de Navarre. O.L.