Son nom veut dire «suçon» en anglais, et quand vous avez lu trois lignes de lui il vous a marqué à vie. Dave Hickey, un des critiques d’art les plus controversés d’Amérique, surtout connu par deux livres publiés dans les années 90 (mais jamais traduits en France), Four Essays on Beauty et le plus abordable (quasi culte) Air Guitar, est mort le 12 novembre à 82 ans, dans sa demeure de Santa Fe (Nouveau-Mexique). Texan de naissance et de tempérament, il avait ouvert une galerie influente à Austin dans les années 60 qu’il avait appelée A Well Lighted Place (d’après le titre d’une nouvelle de Hemingway), avant d’en diriger une autre à New York. Il a aussi séjourné à Nashville (Tennessee) pendant un temps, écrivant des chansons pour les chanteurs outlaw country (il aurait même créé le terme).
Après dix ans passés chez sa mère à Fort Worth à se refaire une santé (détruite par les amphés et les barbituriques), il s’était recréé prof de beaux-arts à Las Vegas, où il enseignait à l’université du Nevada et s’occupait parfois des collections du milliardaire Steve Wynn (qui possède des Renoir, Picasso, Van Gogh…). C’est dans un de ses casinos, le Bellagio, que nous l’avions rencontré pour qu’il nous parle de son vieil ami le journaliste Grover Lewis, qu’il connaissait depuis l’université à Fort Worth. Il ne buvait plus et avait mis la pédale douce sur les drogues, mais il parlait toujours pied au plancher. Durant un déjeuner de trois heures au Picasso, le restaurant du Bellagio, il avait bien dû descendre 12 expressos et fumé 20 Marlboro Lights 100s.
Hickey prétendait aimer Las Vegas. Il aimait les flambeurs et les preneurs de risque, tout comme dans le monde de l’art. «Il faut mettre son argent là où ça vous tape dans l’œil, il faut avoir foi en son propre goût.» Et aussi : «Le mauvais goût est le vrai goût, bien sûr ; le bon goût est le résidu du privilège.»
Tribune
Né en 1939 à Fort Worth, Hickey a grandi à Dallas, en Louisiane et dans le sud de la Californie. Son père était musicien de jazz frustré et Hickey se souvenait de soirées chez lui avec Ornette Coleman ou Art Pepper. Il s’est suicidé quand Dave Jr. avait 16 ans («Chez nous, le suicide c’était de famille…»). Diplômé en linguistique, Dave Hickey avait tôt fait de prendre le maquis et ses distances avec les profs. Pas bégueule, il pouvait aussi bien passer deux semaines avec Rod Stewart dans un studio de Muscle Shoals (Alabama) qu’un mois à traîner avec Warhol ou à boire avec Rauschenberg. Dans ses essais, il est comme un guide culturel qui mentionne dans le même article les connexions entre, par exemple, Jackson Pollock, Dizzy Gillespie et Charles Dickens. Le papier commence avec Warhol et se termine sur les Rolling Stones. A cet égard, son livre Air Guitar. Essays on Art and Democraty, est un véritable flipper culturel, on passe de Vélasquez à Robert Mitchum ou Hank Williams. Dans un article intitulé «Pontormo’s Rainbow», il fait le parallèle entre découvrir le quartier de Pacific Palisades, à Los Angeles, et le surf après la grisaille de Dallas, et son «ravissement» par les couleurs du peintre de la Renaissance Pontormo, contenu dans le titre ; mais le papier parle aussi de Donald Duck et de Vil Coyote, de Tom et Jerry, de Quincey et Djuna Barnes. Sans oublier Ruskin.
Hickey a certainement écrit le meilleur article sur Robert Mitchum, dans Art Issues, qui commençait : «Comparé à Jimmy Stewart, Henry Fonda ou Ronald Reagan, Mitchum était comme un cran d’arrêt sur une assiette de petits fours.» Il s’est aussi fait traiter de tous les noms par plusieurs femmes artistes. Sa réponse : publier un livre intitulé 25 Women, avec des essais sur Elizabeth Peyton, Joan Mitchell, Alexis Smith ou Karen Carson. «J’ai écrit [mes essais] sur une période de trente ans, mais les seuls à être réimprimés partout concernaient les peintres masculins.» Il râlait tout de même : «Ces politiques de l’identité ont tribalisé l’underground artistique et ont mis fin aux dissonances qui le rendaient valide. […] Avant, c’était juste nous tous ensemble, le cul dans la poussière.» Dave Hickey, 1938-2021, un trésor à découvrir.