Lorsque RTL l’envoie au pied levé à Copenhague pour suivre l’Eurovision 2014, Jean-Alphonse Richard ne saute pas au plafond. Son domaine, ce sont les chroniques judiciaires. Mais il y va. «J’ai dit oui pour faire plaisir, je trouvais ça totalement ringard. Clairement, ça ne m’intéressait pas.» Une fois sur place, la magie opère : «J’ai vu une machinerie extraordinaire. C’était formidable.» Depuis, le chroniqueur judiciaire regrette de ne plus couvrir le concours pour la station.
200 millions de téléspectateurs
Lors de la dernière édition, en 2019, la production a installé un écran de 36 mètres de long et 12 de haut, des dizaines de machines pour l’eau, la fumée, le feu, 200 kilomètres de câbles et près de 25 caméras. «C’est l’un des plus grands shows au monde», résume Alexandra Redde-Amiel, cheffe de délégation de la France à l’Eurovision, et directrice des divertissements et des variétés de France Télévisions. C’est vrai : 200 millions de téléspectateurs en moyenne, plus de 40 pays candidats, plus de 70 % d’audience chez certains de nos voisins.
Or, quand les médias étrangers jouent le chauvinisme à outrance, faisant bloc derrière leur représentant comme s’il s’agissait de l’Euro de foot, pas facile, en France de trouver des relais positifs. Pour la grande majorité des gens, «on perd tout le temps et c’est kitsch»… «Chez nous, ce qui est populaire est snobé par l’intelligentsia», analyse Stéphane Bern, commentateur du concours depuis 2015. Même constat du côté du fan-club français : «C’est facile de casser du sucre sur le dos de l’Eurovision en faisant référence à quelques prestations kitsch», déplore Benoît Blaszczyk, l’un des représentants d’Eurofans. Quoi qu’il en soit après des années où plus personne ne semblait s’intéresser à l’Eurovision ici, le concours de chansons organisé depuis 1956 par l’Union européenne des radio-télévision est redevenu une préoccupation pour France Télévision et les Français.
Les frissons de l’édition 2015
C’est en 2015 que France Télévisions décide de lifter l’image de l’Eurovision. Le PDG de l’époque, Rémy Pflimlin bascule l’émission de France 3, chaîne des régions, à France 2, plus généraliste. «Il fallait développer, événementialiser cette marque», explique Antoine Boilley, à l’époque secrétaire général du groupe. «J’étais surexcitée par ce projet», se souvient Nathalie André, alors patronne des divertissements et de la musique. «Je lance un appel à candidatures. Mais je me suis vite heurtée à la réticence des maisons de disques. Pour elles, à l’époque, l’Eurovision plombait les carrières.» Dans l’intimité de son bureau elle fait, seule avec son équipe, le choix d’une quasi inconnue pour représenter la France : Lisa Angell et «sa voix dingue», aperçue dans des émissions de Patrick Sébastien. Direction Vienne en Autriche.
Très vite, les paris s’affolent. Sentant que la France a peut-être ses chances, Nathalie André décide d’appeler Thierry Thuillier, le directeur de l’information. «L’Eurovision, ce n’était clairement pas son truc. Quand je lui ai dit que BFM-TV en parlait, il a compris qu’il se passait quelque chose et m’a envoyé une équipe de journaliste.» Chaque jour, dans les journaux télés, les téléspectateurs commencent à suivre les répétitions de la cérémonie et ses coulisses comme un feuilleton. Mais le soir du vote, douche froide : la France arrive avant-avant-dernière. «Je ne pensais pas que l’Eurovision était aussi moderne. C’était ma première fois sur place», reconnaît Nathalie André. La volonté est là, mais il manque le sel du show : un peu de paillettes et de glamour. Après les frissons de l’édition 2015, les équipes de France Télévisions vont de plus en plus s’intéresser au concours.
Amir et Bilal Hassani en ambassadeurs
L’année suivante, Delphine Ernotte, fraîchement nommée présidente, brise une règle que s’est longtemps imposée la France : celle de ne chanter que dans langue de Molière ou ses variantes régionales. Pour une raison très pragmatique : l’anglais domine l’Eurovision. Dans le même temps, France 2 tombe sous le charme d’Amir, finaliste de The Voice. L’équipe s’envole pour Stockholm. Les bookmakers placent Amir dans Top 3 : «Les grandes instances de l’Eurovision me convoquent en urgence, dévoile Nathalie André. Ils me réclament un plan d’action en cas de victoire française. Je leur suggère de faire le show à Bercy et leur dresse une liste des hôtels à proximité. En tant que vainqueur potentiel, il fallait être prêt à organiser le concours suivant.» Comme prévu, les votes et les points se multiplient. Amir repart sans le trophée, mais avec le meilleur classement français depuis quinze ans. J’ai cherché devient un tube.
«Il a indéniablement réussi à rendre le concours grand public», analyse Benoît Blaszczyk, d’Eurofans. Amir, et d’autres après : «Bilal Hassani, en 2019, et ses nombreux followers ont aussi contribué à toucher un public plus jeune, plus digital native», explique Wladimir Pandolfo, le directeur de casting de l’Eurovision chez France Télévisions, qui sélectionne les candidats potentiels en triant parmi 700 chansons presque un an à l’avance, faisant le tour des maisons de disques et des réseaux sociaux. Un appel à candidatures est aussi organisé. C’est ainsi que Barbara Pravi, et sa chanson Voilà, a été repérée parmi 700 candidats, puis élue samedi dernier pour représenter la France. Sa victoire a été suivie par plus de 2,37 millions de personnes. Un score très honorable, meilleur que les précédentes sélections. Le pari de France Télévisions de redonner aux Français le goût de l’Eurovision semble en passe d’être réussi.
Séduire et se vendre
Et maintenant ? La cheffe de délégation assume : «Nous avons envie d’amener la France le plus loin possible !» Mais pas de victoire sans campagne électorale : «Si les conditions sanitaires le permettent, il y aura une tournée promotionnelle du candidat français à travers l’Europe.» C’est important : séduire et se vendre. Parce qu’à l’Eurovision, on ne peut pas voter pour son propre pays. «On a compris qu’il fallait sensibiliser le réseau diplomatique français», confie Antoine Boilley, désormais directeur adjoint de la communication et du marketing de France Télévisions. Le groupe travaille main dans la main avec le ministère des Affaires étrangères et les expatriés. «Dans chaque pays, les ambassadeurs organisent des soirées en l’honneur du candidat», raconte Stéphane Bern.
Il faut aussi prêcher la bonne parole. Antoine Boilley se souvient : «En Ukraine en 2017, nous avons réussi à faire chanter la chanson d’Alma dans des écoles de Kiev.» Stratégie gagnante : cette année-là, l’Ukraine accorde un bon paquet de points à la France. Mais le soft power ne s’arrête pas là. L’année dernière, pour dévoiler notre chanson (le concours a été annulé en raison du Covid), la Tour Eiffel a été privatisée. Parmi les invités, une dizaine d’ambassadeurs européens.
Les SMS de Macron
L’Eurovision est désormais un produit ultramarketé. «La délégation française n’est plus uniquement concentrée sur l’aspect musical mais également sur le visuel», analyse Julian Gutierrez, réalisateur des prestations françaises. «C’est redevenu une marque à succès, comme l’élection de Miss France sur TF1», observe Benoît Blaszczyk. Un rendez-vous que l’on ne manque pas à l’Elysée. «Emmanuel Macron m’envoie des SMS quand il est devant sa télé les soirs de finale», dévoile Stéphane Bern.
Soirée incontournable aussi pour Clément Beaune, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes : «Je regarde l’Eurovision depuis mes 16-17 ans. J’ai vu évoluer ce concours. Cela crée du lien entre les Européens. C’est festif, ludique. L’Europe, ce n’est pas uniquement des sommets ou des directives. Ce sont aussi des moments que l’on partage comme l’Eurovision ou la Ligue des champions.» D’ailleurs, le secrétaire d’État espère aller à Rotterdam cette année.
Alors comment scotcher devant leurs écrans aussi bien des chefs d’Etat, des ministres, des étudiants ou encore des institutrices de l’Europe entière ? En créant l’événement, avec une finale bigger than life dont le budget oscille entre 25 et 60 millions d’euros selon les éditions et qui peut inviter Madonna ou Justin Timberlake en guest stars. Chaque pays met la main au portefeuille. Mais rien qui ne fera flamber la redevance télé : «C’est le prix d’une émission de divertissements traditionnelle», assure la patronne des variétés. Et c’est notre plus grosse audience en la matière.» Avec 30 % de part de marché et 4,8 millions de téléspectateurs en France en 2019, la finale de l’Eurovision fait mieux que TF1 et la machine de guerre The Voice.