Menu
Libération
Mea culpa

Khali, 645AR, Little Simz... Ces musiciens que nous avons injustement oublié en 2021

Balayés par une actualité musicale trépidante, ils avaient échappé aux radars de «Libé». Session de rattrapage.
La Londonienne d’origine nigériane Simbi Ajikawo, alias Little Simz. (Nick Dale)
publié le 21 décembre 2021 à 10h30

Yasmin Williams, guitare héroïne

Rien qu’à la regarder, on saisit que sa musique ne ­saurait sonner comme aucune autre. Pouce de la main droite surmonté d’un médiator acharné sur le flanc, annulaire gauche leste et prompt à bender les cordes au milieu des accords qui défilent sur la touche, ­Yasmin Williams est tout aussi véloce quand elle dépose sa guitare à plat sur ses genoux et fait résonner façon tapping les cordes à même les frettes, comme installée devant un piano. Une technique qui n’appartient à nul autre qu’à elle, quand bien même elle l’a formée en unissant toutes celles du bluegrass, aussi en écoutant Hendrix et la matriarche du blues ­Elizabeth Cotten, après avoir fait ses gammes à… Guitar Hero. Merveille d’une musicienne-née, Ô combien spontanée ; dans le superbe Urban Driftwood, enregistré pendant qu’elle était, comme nous tous, confinée, elle tape en sus du pied sur une planche et du pouce sur un kalimba pour ouvrir le folk pour guitare solo à tous les vents ancestraux et contemporains, pop, smooth jazz, musique contemporaine, traditions ­mandingues d’Afrique de l’ouest (collaborant avec le percussionniste et joueur de kora Amadou Kouyate) et projette rien de moins que l’americana vers le futur. Du rhythm’n’blues, pour dire le tout, puisque tout groove et cliquette dans ces symphonies acoustiques, nées au plus profond de la terre qui vit se synthétiser le blues, il y a un siècle de ça. O.L.

Urban Driftwood, Yasmin Williams (Spinster).

Amaro Freitas prend racines

«Je veux transmettre ce message aux générations futures : ralentissons, donnons-nous plus de temps, faisons les choses plus en profondeur.» Ces quelques mots qui concluent la présentation du nouvel album d’Amaro Freitas ne sonnent pas creux si l’on tend l’oreille : sa musique s’est elle aussi densifiée avec les années, et le natif de Recife a mis du poids dans ses notes. C’est toute la force d’attraction de Sankofa, qui confirme qu’on tient là un authentique jazzman, dont la portée l’ancre aujourd’hui dans une dimension toujours plus afro-brésilienne. Sankofa renvoie d’ailleurs à un symbole ghanéen qui figure un oiseau tourné vers l’arrière, et par-là même représente en l’espèce le mouvement de retour vers les musiques racines. Le pianiste tisse de complexes motifs rythmiques, qui fonctionnent en boucles superposées et forment un canevas sur lequel il peut laisser filer ses doigts virtuoses. Tempo pied au plancher ou en main «baladeuse» (là où il excelle), si le jazz dans ses variations les plus éclectiques demeure la matrice de ses ­compositions, il est aussi le terreau susceptible ­d’accueillir de nombreuses autres musiques afro-américaines, funk comme maracatu, échos de la forêt comme relents de l’urbanité. Une mixture patiemment malaxée et tamisée, deux ans durant pour de longues sessions hebdomadaires, avant d’aboutir à cet album qui fera date dans la jeune carrière de celui qui vient de fêter ses 30 ans. J.Den.

Sankofa, Amaro Freitas (Far Out Recordings).

Miranda Lambert, Jack Ingram & Jon Randall, à la tombée du jour

A la fois le disque le moins 2021 de toute l’année et le plus 2021 qu’on ait entendu. Celui qui s’est joué à cent lieues du marasme ambiant, du clinquant, du superficiel et de la vitesse effrénée. Et celui qui a le mieux exprimé les envies de changement, le retour à la pureté, au miracle encore à l’œuvre quelque part au fond du monde. Trois musiciens country interprètent en prise de son directe une quinzaine de titres en acoustique, à la tombée du jour, près d’un feu dans le désert de Marfa, au Texas. Il y a des faux départs, des fous rires, on entend même des vaches au loin, ça ferait passer le dernier Neil Young pour un album de The Weeknd et c’est rien de moins que sublime. Un disque qui revient aux principes ­ancestraux de la musique live et qui capture mieux que tout autre le présent – intense, éphémère, précieux. C’est accessoirement, aussi, un point de départ idéal pour qui voudrait se frayer un chemin dans la nouvelle génération des songwriters country américains, à la fois garants d’une tradition immémoriale et débarrassés de tous les clichés vaseux qu’elle a pu charrier. L.J.B.

The Marfa Tapes, Miranda Lambert, Jack Ingram & Jon Randall (Vanner /RCA).

Spirit of the Beehive, trio addictif

On a croisé des tas comme ça au début des années 90, vrais-faux teenagers capables de jouer brouillon la musique la plus exigeante, de refaire tout My Bloody Valentine avec la désinvolture de Pavement, des branleurs de banlieues pavillonnaires américaines incapables de choisir entre Pixies et Madonna, Smiths et Van Halen, dont on se méfiait d’instinct avant de lâcher prise devant un album sublime – généralement ils se séparaient avant le deuxième. Dans le son, l’esprit et l’allure générale, le trio de Philadelphie Spirit of the Beehive fait beaucoup penser à tous ces groupes à la fois géniaux et insignifiants – si ce n’est qu’eux ont déjà enquillé quatre albums et intriguent par une somme d’influences plus dense et inextricable encore, entre irruptions no wave et hymnes alt-rock, psychédélisme caoutchouteux à la Ariel Pink et sorties de routes non répertoriées façon Dean Blunt ou Mica Levi. Chez eux aussi cette impression parfois de se laisser berner, d’entendre bien plus que ce qu’il n’y a vraiment dans le terriblement addictif Entertainment, Death. Et l’envie de s’y abandonner malgré tout, emporté par cette tornade de boucles, bandes triturées, rogatons de mélodies et refrains délirants qui semblent tous taillés pour un de ces étés sans fin comme on n’ose plus les rêver. L.J.B.

Entertainment, Death Spirit Of The Beehive (Saddle Creek).

Little Simz, turbo à flow

La Londonienne d’origine nigériane Simbi Ajikawo, alias Little Simz, aurait pu somnoler sur les lauriers récoltés par son précédent Grey Area, couronné du Mercury Prize, en 2019. Avec son titre trompeur, ­Sometimes I Must Be Introvert (où se révèle l’acronyme Simbi, discrètement nombriliste) est au contraire un album extraverti, qui voit la rappeuse ajouter un genre de turbo «cinématique» à son style rêche, en déployant d’entrée de grands décors de péplum que l’on croirait également taillés pour un générique de James Bond. Toujours à la colle avec le producteur Inflo (occupé par ailleurs chez Adele), elle joue comme rarement auparavant avec les fétiches de son éducation soul, remontant les courants jusqu’au Philly Sound ou dans les moletons des productions de Curtis Mayfield. Elle qui se contentait jusqu’ici de teinter de reggae ce ­hip-hop sur la brèche et typiquement anglais, s’offre ici autant de plaisirs suaves que ce quatrième album compte de morceaux et interludes (19), laissant toutefois sa fièvre s’exprimer dans des textes qui, en revanche, n’abandonnent rien de leur impétuosité frondeuse et féministe. Quelques morceaux ramènent au grime tendu de ses débuts (le rugueux Rollin Stone) alors que les interludes retournent au contraire aux falbalas des comédies musicales, Protect my Energy aux années 80 et Point and Kill du côté du berceau nigérian de Féla. Miss Understood, finit-elle par s’auto-portraiturer sur l’ultime plage, et on se demande en effet pourquoi Little Simz n’est pas encore une star planétaire. C.C.

Sometimes I Might Be Introvert, Little Simz (AWAL).

Khali, rage dedans

Tout a été très vite pour Khali : coup de chaud à un concert de Hamza, premiers sons sur l’ordi, concaténation de son style droopy et ardent, voire agressif d’un même vent, crié tout doucement, la rage anesthésiée au fond de la gorge. La vitesse de la croissance s’entend dedans. Comme si PNL ne séparaient plus les rêves et les cris – et ça prend, terriblement. Dans la catégorie ahurissant, ce rappeur-producteur grandi à Bordeaux, mais doté d’un accent alien et déraciné de partout, a beaucoup fait causer chez les nerds en quête de flow qui change. Et c’était volontaire. Khali adore l’ambition des Américains les plus élastiques (Young Thug, Playboi Carti), rêve non-stop à ses racines marocaines, et entend changer quelque chose du rap de France, cette France qui le rejette même dans les yeux de sa mère («Ici, c’est pas ta France, j’trouve ça fascinant venant d’la che-bou de maman»). Mais aussi son existence dans l’œil de ceux qui le trouvent «rigolo quand tu danses» mais qui n’«aiment pas trop les rebeux intelligents» – il faudrait vraiment être sourd pour ne pas l’écouter. O.L.

Laïla, Khali (autoproduit).

Niño de Elche, à cœur ouvert

Voici l’homme qui selon certains aurait bombardé le flamenco. A grands coups d’expérimentations, de croisements sonores, de performances hallucinées et de coups de gueule saignants, Niño de Elche s’est hissé à ce statut rare de chanteur de flamenco qui divise. Et patatras : après une série d’albums soigneusement décapants (Voces Del Extremo d’abord puis Anthologie hétérodoxe du chant flamenco), voici l’album de l’apaisement. Des fandangos comme des caresses, bulerías festives à souhait, seguiriya profonde et noble, le tout d’une simple guitare et son chant. Sans additif, à cœur ouvert, ce Mémorial de chant pour mes noces d’argent avec le flamenco a dû achever de laisser perplexes les adversaires de Francisco Contreras Molina. Né à Elche en 1985, celui qui n’est plus un Niño mais un dynamiteur en règle bien identifié, collaborateur régulier du danseur Israel Galván ou d’Angélica Liddell, capable de mixer verdiales et culture rave, est revenu ici avec grâce et simplicité. Comme ce bouquet de fleurs fraîches qu’il embrasse derrière un voile pudique sur la pochette. La paix est-elle possible au pays des aficionados ? Claro que sí. M.C.

Memorial de Cante en Mis bodas de Plata con el Flamenco, Niño de Elche (autoproduit).


645AR, ça laisse rongeur

Au début, tout le monde a cru à une blague. 645AR raconte qu’il était en train d’errer en studio avec cette idée fixe en tête : «Je veux faire un morceau commercial, merde.» Et puis il s’est mis à rapper en prenant une voix très haut perchée, comme un personnage de dessin animé. Son pote Tony Shhnow, venu pour poser un couplet, lui a dit : «T’es pas sérieux», mais 645AR a assuré qu’il était très sérieux, ils ont conservé le couplet haut perché, et le morceau (Crack) a fait un tabac sur Soundcloud. 645AR venait d’inventer le rap de musaraigne. Ils étaient quelques-uns à avoir préparé ce sillon déroutant en jouant avec leur voix, la pitchant dans les aigus çà et là comme Playboi Carti le fait parfois, mais personne n’avait encore poussé le délire aussi loin. «J’ai commencé à couiner fin 2018», expliquait-il au magazine Complex l’an dernier. Depuis, il ne s’est pas arrêté, multipliant les featurings les plus étonnants, dont un morceau ultra-languide, Sum Bout U, avec la Britannique FKA Twigs dans le rôle d’une camgirl vénale qui le rend fou d’amour. Sa mixtape sortie cette année parodie la pochette de Get Rich Or Die Tryin’, l’album de 50 Cent que ce natif du Bronx a saigné dans son enfance. Dedans, non seulement la voix mais aussi l’ego trip sont surgonflés à l’hélium : carabine à la main, frime jusqu’à l’absurde, et puis ce titre superlatif : Most Hated, «le plus détesté»… Une fois passée l’ivresse du couinement pour le couinement, on gagne beaucoup à tendre l’oreille pour glaner les grosses punchlines habilement planquées sous le joli petit museau du rongeur. M.K.

Most Hated, 645AR (autoproduit).


Donald Pierre, quarantaine dégarnie

En solo, il était Dondolo, artisan italo en chambre à coucher, mais pour sortir de la chambre, il a fallu s’entourer. Le groupe s’est appelé Young Michelin puis Aline, il y a eu un tube, Je bois et puis je danse, deux disques, un changement d’équipe dans la maison de disques, et le revoilà seul, Romain Guerret, quatorze ans après Dondolisme, sous le nom de Donald Pierre. Sans band, sans label ou presque, libre, relax. Enfin pas si relax que ça. Son récent album Disco Polemica est dédié «à tous les quadras vénères et les quinquas boudins», et derrière l’entrain disco Spritz à la main sont tapies quelques jolies angoisses dévoilées sans fard à quiconque prend la peine d’entrouvrir le peignoir de soie.

En tête de cortège, la peur du temps qui passe («Allô ? Mais quelle horreur, je vieillis !») mâtinée de crise existentielle («Ma maison brûle but don’t call the firemen /La solution est en moi, cachée tout en bas») option flip sous la douche (sortir ou pas ? «Reste chez toi le monde est cruel»). Ce qui sauve : l’amour vrai, le ventre d’une panthère, un enfant content, une chenille qui démarre, et puis la rigolade, bordel. Donald Pierre est drôle, doté d’un sens affûté de l’autodérision et de la punchline qui enfantent de véritables hymnes, qu’il s’agisse du morceau-titre Disco Polemica (grand prix de la rime riche à l’unanimité avec «poulet tikka /romantica») ou de 40 VNR, tableau irrésistible de la quarantaine dégarnie scandé par un anti-héros «déphasé et sapé comme un gland, méchant comme un dentiste, endetté tout le temps». Tellement entraînant qu’on en arrêterait presque de s’arracher les cheveux blancs. M.K.

Disco Polemica, Donald Pierre (Disco Polemica).