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Kim Gordon, ex-chanteuse de Sonic Youth : «Je supporte assez peu l’idée d’être une marque»

Rencontre avec l’iconique ex-chanteuse de Sonic Youth à l’occasion de la sortie de son deuxième album solo. Toujours introvertie mais inspirée, elle multiplie dans «The Collective» les hommages et emprunts aux artistes qui l’ont façonnée.
Kim Gordon, le 14 octobre, à Paris. (Fanny de Gouville/Libération )
par Jérôme Momcilovic
publié le 17 mars 2024 à 15h08

Il y a plus de dix ans maintenant que Kim Gordon a cessé d’être une «fille dans un groupe». Cette décennie écoulée depuis les adieux de Sonic Youth, groupe mythique au sein duquel elle fut bassiste, chanteuse et épouse, est aussi le temps qu’il lui a fallu pour réaliser tout à fait qu’elle n’était plus cette fille-là, à qui elle n’avait de toute façon jamais vraiment réussi à s’identifier. Qu’elle ait choisi un pareil titre, Girl in a Band, pour les mémoires en forme de bilan qu’elle publiait en 2015, dit quelque chose du sentiment schizophrène qui a accompagné sa contribution au groupe fondé à l’aube des années 80 avec Lee Ranaldo et son ex-mari Thurston Moore.

Kim Gordon, c’était elle, et c’était aussi l’autre, effigie jumelle, hologramme complice sous quoi planquer son hébétude d’être là, masque providentiel façon «complet brouillé» chez Philip K. Dick (dans son roman Substance Mort) qu’elle lisait enfant. Il y a un mot allemand pour ça, aimé d’elle et consigné dans son livre, c’est dire s’il lui parle : Maskenfreiheit, soit la «liberté conférée par les masques». Mais le masque, chez elle, n’a jamais valu déguisement. Trente ans de Sonic Youth ont peut-être fait d’elle une légende, mais en aucun cas un personnage, tant elle a refusé de se mettre en scène et de faire commerce de son image : «Après tant d’années, je me sens plus à l’aise sur scène aujourd’hui, mais devoir me vendre m’est toujours aussi pénible. Je supporte assez peu l’idée d’être une marque.»

Le masque qu’elle tendait au public de Sonic Youth, et qu’elle n’a pas tout à fait retiré depuis, n’était l’imitation d’aucun visage. Il faut imaginer un masque blanc – comme le bruit, pas le clown. Il se trouve qu’elle est entièrement vêtue de blanc ce samedi d’octobre où, avec un peu d’avance et beaucoup de générosité, elle est venue défendre à Paris The Collective, deuxième album solo au titre plutôt contre-intuitif, et nous rencontrer. En vérité, et même si l’ironie de la chose fait sourire celle qui répète à l’envi combien il lui en coûte d’être seule sous les projecteurs, ce titre est emprunté à un roman récent de science-fiction. S’y joue une allégorie des temps présents, de la technologie reine, des réseaux et des algorithmes, toutes choses au sujet de quoi Gordon, tout excusée par son introversion, n’est pas très rassurée. Sa fréquentation d’Instagram, où elle consent de timides efforts de personal branding, n’a rien arrangé. «L’atmosphère de science-fiction qui traverse l’album est inspirée par ce besoin viscéral qu’ont les gens aujourd’hui de croire en quelqu’un, en quelque chose, quitte à ce que ce soit Trump ou Kanye… The Collective évoque ce désir de se fondre dans un culte, de renoncer à son libre arbitre, qui est un désir à la fois préoccupant et compréhensible : être libre de ses choix, c’est une responsabilité qui peut peser lourd.»

Apocalypse racée

Plus cohérent que le précédent (No Home Record, en 2019, où cohabitaient reliquats punk-rock et tentatives diversement fructueuses), plus personnel sans doute (et précisant son goût ancien pour le rap), l’album est de nouveau produit par Justin Raisen, wonder boy (pour Drake, Kid Cudi…) d’autant plus efficace ici qu’on le sent moins seul à la barre. La voix impeccablement hantée de Gordon s’y dépose sur le double barouf de sa guitare (très inspirée) et d’un groove industriel à dents de scie et marteaux lourds qui dessine une image en effet convaincante, autant que racée, de l’apocalypse. La Maison en pain d’épices, le roman qui a aidé Kim Gordon à donner forme à ses intuitions (et prête son titre au morceau The Candy House) est celui d’une écrivaine amie, Jennifer Egan. Gordon est coutumière de ce genre d’emprunts : ses textes pour Sonic Youth, comme son œuvre variée de plasticienne, ont poussé souvent comme des collages de choses chipées ici et là, dans un livre, une page de magazine, un film, quelque chose où rebondir.

Autre manière de se planquer, sûrement. Parlant de ce qu’elle fait, d’une interview à l’autre, elle s’arrange pour parler surtout de ce que font les autres, celles et ceux à qui elle emprunte, ou avec qui elle collabore, et qu’elle couvre à chaque fois d’éloges, d’autant plus nourris maintenant qu’il lui faut s’exprimer en qualité de girl toute seule. Une chose en expliquant une autre, elle n’a jamais paru si entourée. Volontiers peuplé d’hommes (son producteur Justin Raisen, le cinéaste Alex Ross Perry qui signe l’un des clips…), son cénacle n’en porte pas moins le sceau d’une sororité revendiquée depuis toujours par Gordon, célèbre entre autres pour avoir parrainé le mouvement Riot Grrrl. Un autre exemple serait la récente publication aux Etats-Unis d’un livre, This Woman’s Work, coédité par elle et réunissant une quinzaine de textes sur la musique, tous écrits par des femmes. Elle-même en a écrit de nombreux depuis les années 80, dont une sélection fut publiée il y a dix ans, et signe dans ce recueil un tendre exercice d’admiration sous forme de dialogue avec Yoshimi P-We –batteuse d’un autre groupe légendaire (Boredoms), sœur du Japon, un temps collègue fauve dans le supergroupe monté par Kim, Free Kitten.

Le corps et la tête

A quelques pas de ce large cercle d’artistes ami(e)s, quelques noms flottent dans la brume, où elle part souvent les chercher, à l’heure des interviews. Des noms talismans qu’elle prononce avec des égards infinis, noms d’artistes aînées, immenses artistes dont l’ombre amie la couve façon sainte patronne ou Fée des Lilas. Chantal Akerman : elle lui a pris le titre d’un film, le dernier avant sa mort, No Home Movie, pour faire celui d’un premier disque – No Home Record. Catherine Breillat, encore une cinéaste : Body/Head, le nom du beau duo ténébreux de guitares que Kim Gordon forme avec Bill Nace depuis 2012, fait référence à une réplique de 36 Fillette. A l’époque, elle n’avait pas vu le film. La réplique (une adolescente qui dit que son corps veut mais pas sa tête, à l’heure de la première fois) était citée dans un livre, elle lui plaisait, elle lui parlait, en raison d’affinités faciles à deviner autour du thème des jeunes filles et de la féminité en général, largement exploré par Gordon au fil de ses textes. Little Trouble Girl, ballade rose nauséeuse chantée d’une voix de spectre à la fin de Washing Machine, neuvième album de Sonic Youth, c’est un peu Breillat à la prom night. La cinéaste, ayant eu vent de l’admiration de la musicienne, a commandé depuis à Body/Head la musique de son dernier film, le remarquable l’Eté dernier : «Bill et moi nous rêvions de composer pour elle, mais elle avait la réputation de détester la musique dans les films, d’en utiliser très peu. Elle m’a d’abord demandé de n’utiliser que des infrabasses, d’imaginer une musique qu’on n’entendrait pas mais qu’on sentirait sous la peau – j’ai essayé autant que j’ai pu.»

Le tiraillement qu’évoquait la réplique de Breillat, entre tyrannie du corps et tyrannie de la tête, ne préoccupe pas que les jeunes filles. Kim Gordon s’y retrouve aussi comme musicienne, du moins comme la musicienne qu’elle est devenue en montant un jour sur scène, pour y jeter sa nature taciturne dans le bruit. «Perdre conscience de son corps, dit-elle. Se perdre dans sa tête, dériver dans le subconscient.» Elle dit aussi à peu près le contraire : que l’électricité d’une guitare vous soulève le corps, et qu’elle avait d’ailleurs, petite fille, le projet d’être danseuse. Kim Gordon semble n’avoir jamais bien su qui, du corps ou de la tête, elle faisait monter sur scène, et cette hésitation n’est pas pour rien dans la superbe singularité de sa présence.

Déambulation hagarde

A propos de ses premières performances avec Sonic Youth, le critique Greil Marcus a décrit un jour l’étrange et puissant effet de cette présence sur un public «stupéfait par sa soumission à la musique, à moins que ce ne soit par la stupéfaction causée chez Gordon elle-même par cette soumission, ou peut-être encore par son anticipation stupéfaite de la vôtre». Le film d’Akerman, elle ne l’avait pas vu non plus. D’Akerman, elle n’a en vérité pas vu grand-chose – il fallait qu’elle s’en excuse, comme elle s’excuse sans cesse de beaucoup d’autres choses, notamment, quoi qu’en riant, du gabarit de son nom sur la pochette du disque. Mais «no home», ça lui parlait forcément. D’autant plus à l’époque, en 2015, dans le triple sentiment d’exil que lui causaient la fin de son couple, celle de son groupe, et un déménagement à Los Angeles qui la faisait revenir sur les terres de son enfance, au soir d’une vie d’adulte et d’une carrière qu’on ne saurait imaginer plus new-yorkaises.

Il y a pourtant bien à Los Angeles quelque chose qui lui correspond, une humeur familière de déambulation hagarde, qu’exploite largement The Collective. «Ce qu’on réalise en s’installant à Los Angeles après avoir vécu à New York, c’est qu’on n’est plus au centre de rien. Quand j’étais jeune, c’était quelque chose d’angoissant, mais je m’en accommode aujourd’hui. C’est un tout autre type de stimulation, qui vous oblige à composer avec un vide, avec un espace qui vous tient à distance de tout et favorise un rapport très visuel à l’environnement.» Un peu clown blanc, finalement. Mais alors de cinéma, famille Buster Keaton (autre brindille soulevée par des bourrasques électriques) ou Michael Myers (le beat de Bye Bye, premier extrait de l’album, lorgne un des leitmotivs diaboliques de la B.O. d’Halloween de John Carpenter). Composer avec un espace, s’y perdre, en fabriquer d’autres où se perdre différemment : tout ramène au cinéma. «La musique pour moi a un rapport avec l’architecture, dit-elle encore. C’est d’autant plus vrai quand vous jouez une musique improvisée et bruyante : ça s’apparente vraiment à une manière d’occuper l’espace, d’y faire un trajet physique.» Le premier extrait de Coming Apart, album splendide de Body/Head, s’appelait In the Abstract. Elle n’a emprunté ce titre à personne, c’est une formule courante, qu’on traduit en français par «de façon abstraite», en perdant au passage une belle idée. L’abstraction, en anglais, on est dedans. C’est un lieu. C’est celui de Kim Gordon.

Kim Gordon «The Collective» (Matador /Beggars)