Lady Gaga, MAYHEM (Universal)
Il y a quinze ans maintenant, le slogan virtuel et viral «elle avait un string et un rêve» célébrait le départ de feu spectaculaire de Lady Gaga, qui en deux albums (The Fame, 2008 et The Fame Monster, 2009) s’érigea en une pop star soudaine, du genre machine rutilante mainstream qui ne s’entend pas arriver et qui de ses dents d’acier vous déchire une époque et son histoire, la digère pour mieux la recracher à sa façon sous forme de sons et références artistiques altérées, faisant du neuf avec du vieux et y trouvant – magie de la réinvention perpétuelle – son propre vocabulaire. En tête des charts armée de ses mille tubes (Pokerface, Bad Romance, Telephone ft. Beyoncé…), elle peaufina de ses clips-fleuve, chorés, apparitions médiatiques et tenues étranges de viande ou de diamants, son image de créature provocatrice, obtenant ce que toute pop star désire au fond le plus : nous faire croire qu’elle a toujours existé. C’est donc quinze ans de règne plus tard et après bien des virages arty, jazz, house, country, électroniques poisseux et criards, de passages sur grand écran (A Star is Born, Joker : folie à deux…) que Lady Gaga nous revient avec MAYHEM, huitième album studio qui fait hurler les fans de joie. «Elle est TELLEMENT de retour», genre d’insulte larvée façon «c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes». Mais Gaga l’a probablement cherché tant avec MAYHEM elle joue de ses propres sonorités passées – on pourrait littéralement chanter «I want your bad romance» au cœur de Vanish Into You. Surfant sur ses thèmes de prédilection sépulcraux : résilience, empoisonnement, maladie, confrontation avec ce qu’il y a de plus vulnérable et d’obscur en elle (cette fameuse «Lady in Red», alter ego présent dans trois de ses derniers clips), Lady Gaga nous fera, ok, danser au milieu des flammes d’un monde qui périclite. On va s’acclimater doucement à Perfect Celebrity, Killah (et son riff de guitare pris chez Fame de Bowie), garder en tête le fameux Abracadabra, en somme, les morceaux d’une pop star qui en est bel et bien arrivée au stade de se digérer elle-même. Jérémy Piette
Jonathan Personne, Nouveau Monde (Bonsound)
Jonathan Personne quatrième – déjà. On a pourtant l’impression que Disparitions, son premier album solo (2020), date d’hier tant il résonne toujours avec force et précision. Le jour où il faudra répertorier les classiques de cette étrange décennie, il sera haut dans la liste. Nouveau Monde ne devrait pas s’en sortir trop mal non plus. Sans rien changer aux fondations (Neil Young et Ennio Morricone s’invitent chez Gérard Manset), le musicien montréalais, première ligne du groupe Corridor, passe du western au film de morts-vivants. Neuf titres déterrés du passé, sortis de tiroirs-caveaux, ressuscités, réassemblés, dans un ensemble inexplicablement cohérent où les chemins, pourtant, bifurquent vers des zones inattendues (stoner, rock FM, shoegaze), voire excessivement improbables (la Vie, la Mort, qui sonne comme une collaboration entre Thin Lizzy et les Wipers, sous hélium). Sublime – encore. Lelo Jimmy Batista
Abel Selaocoe, Hymns of Bantu (Warner Classics)
C’est aux fresques sonores d’un autre Sud-Africain, William Kentridge, que nous renvoie Tsohle Tsohle, le titre introductif de cet album qui signifie «Tout, tout». Joyeusement bariolé, cet hybride rappelle que le violoncelliste s’est donné pour ambition de manier toute la gamme des sensations, des chants bantous aux arrangements baroques, histoire de donner à travers sa mise en sons du sens à la fameuse nation arc-en-ciel. «Nous sommes tous connectés d’une manière ou d’une autre», résume Abel Selaocoe, qui entend faire de sa musique un acte de résilience. C’est de cette oreille qu’il faut écouter cette œuvre pétrie de multiples traditions, qui confirme la singularité de son auteur, un univers au-delà des clichés en noir et blanc à l’image du parcours hors-norme de ce classieux transclasse. Passionné et passionnant. Jacques Denis
clipping., Dead Channel Sky (Sub Pop)
Autour de quel pot tourne clipping., groupe hip-hop de Los Angeles qui depuis six albums pioche autant chez la Soulsonic Force d’Afrika Bambaataa ou Notorious B.I.G. que dans les gargouillis élastiques de l’acid house, les pilonnages techno, les vieux albums de Genesis ou l’esthétique rivets, cuir, clous, robots tueurs et vapeurs toxiques du rock industriel ? Sur Dead Channel Sky, le projet se précise : le trio célèbre ouvertement le mariage du rap et du cyberpunk, faux jumeaux nés à la fin des années 70, fantasmant tous deux, à leur manière, un futur pirate et post-apocalyptique. Vingt titres où Rammellzee fricote avec Cybotron, où Egyptian Lover s’invite chez Consolidated, où Mantronix déboule dans Blade Runner. C’est à la fois inédit et précisément cartographié, furieusement libre et profondément respectueux. Jamais chiant surtout, et parfois même franchement passionnant. Lelo Jimmy Batista
Zombie Zombie, Funk Kraut (Born Bad)
Agreste surprise que ce nouveau Zombie Zombie qui fait mine derrière son titre con comme la lune de revenir aux fondamentaux du groupe parisien (la synth music d’Assaut de John Carpenter propulsée par des batteries en folie) pour mieux s’en éloigner. Car on ne revient pas indemne d’une demi-décennie d’errance dans les hyperespaces de la science-fiction. Certes plus terre à terre dans ses ambiances et son gabarit, Funk Kraut est plus vaste que n’importe lequel des disques de Zombie Zombie – en son dedans. La faute aux monomaniaques Neman, Lorichon et Jaumet qui semblent n’avoir besoin de rien de plus pour dessiner l’univers que d’un séquenceur coincé sur une note et d’un groove robotique répété comme si la moindre variation allait faire s’écouler l’univers. Funk Kraut est super, superbement ambiancé et dansant, qu’il se laisse déborder par une mélodie poignante (Densité) ou décalque en grognant l’End Titles de Blade Runner (Dodorian). Vroum. Olivier Lamm
Nina Garcia, Bye Bye Bird (Ideologic Organ)
Une guitare, une pédale, un ampli : mille milliards de possibilités. Quelques-unes, et pas des plus concevables, sont envisagées sur ce Bye Bye Bird, où Nina Garcia, guitariste parisienne de 32 ans, attaque son instrument au microscope – son grossi mille fois, jusque dans ses plus formidables failles, cratères et cavités, pores, muqueuses et inatteignables anfractuosités. Premier disque que la musicienne signe de son nom, délaissant provisoirement son pseudonyme, Mariachi, avec lequel elle avait déjà sorti deux albums un peu moins liquides et épurés. On ne pourra décemment pas parler ici expérimentation, noise, drone ou improvisation, tant ces termes pariassent tous restrictifs à l’écoute des tableaux hors du monde présents ici, entre mécanismes désagrégés (le Leurre), ratures furieuses (Harsh Hopping) et longues traînées fantômes (Whistling Memories). Lelo Jimmy Batista
Steve Reich, Collected Works (Nonesuch)
En 2025, certains préfèrent encore avoir tort avec Pierre Boulez que raison avec Steve Reich. Mais «pas toi, c’est pas ta marque de fabrique», comme dirait notre président ; surtout depuis 1978 quand l’on a retrouvé, dans Music For 18 Musicians, la pulsation continue, le centre tonal et l’isomorphisme cellulaire, qui ravissent autant les fans de Bach que ceux de Sabrina Carpenter. Ce coffret qui contient l’intégrale de l’œuvre du répétitif New-Yorkais, des premiers déphasages (It’s Gonna Rain) aux derniers opus pour voix et ensemble (Traveler’s Prayer, Jacob’s Ladder), est donc à acquérir d’urgence car, comme dirait un autre grand esprit français, «si à 50 ans on n’a pas entendu The Desert Music ou City Life, on a quand même raté sa vie.» Eric Dahan