Lana Del Rey, Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd (Universal)
Des étoiles aux canyons ? Le titre façon «fun fact» du neuvième album de Lana Del Rey fait mine de nous faire baisser la tête vers les bas-fonds, après la vue nadirale (Chemtrails Over the Country Club) et l’horizontale (Blue Banisters). Mais quand bien même le titre de Did you know that there’s a Tunnel under Ocean Blvd fait référence au Jergins Tunnel, qui permettait aux pauvres de Long Beach d’accéder à la plage, la Californienne n’est pas là pour nous vanter les beautés enfouies de L.A., ni même les abîmes mythologiques qu’elles représentent. Fini l’urbex de la culture populaire américaine, Del Rey en est désormais une icône à part entière. C’est flagrant sur cet album particulièrement volcanique, sans faille ni temps mort, dont chacune des nombreuses (17) chansons est un monde à cartographier, avec ses règles propres et son horizon. Comment résumer ce qu’elle fait ici et ce qu’elle nous fait à nous ? Il faudrait se coller une électrode sous le cœur pour faire justice à ce great american novel, à la diversité de son audace et à son inspiration. Toujours accompagnée de Jack Antonoff (qui duette même avec Bleachers sur Margaret), Del Rey se déploie, comme jamais, en ballades odysséennes saisissantes d’intensité (Kintsugi), fééries psychotropes (la tryptique Judah Smith Interlude /Candy Necklace /Jon Batiste Interlude), refrains folk irréfrénables (Let the Light In, avec Father John Misty), même trap électronique bien sentie (l’autoremake de Venice Bitch en fermeture de ban). Autant de glissements exécutés avec une indéfinissable cohérence, qui font réaliser cette singularité de l’Américaine au sein des pop stars contemporaines : son évolution ne s’opère pas de disque en disque, mais en cours de disque, parfois même en cours de chanson, comme sur A & W («American Whore»), l’une des plus incroyables qu’elle ait jamais écrites. Lana Del Rey, indiscutablement, fait ce que font les plus grands, Dylan ou Stevie Wonder, elle se transforme sous nos yeux. Did you know… est un très grand disque, un de plus, Del Rey au sommet de son art, et de la musique américaine. Olivier Lamm
Yves Tumor, Praise A Lord Who Chews But Which Does Not Consume (Or Simply, Hot Between Worlds) (Warp)
Quand soudain : le spectre de l’alt-rock 90s, tendance futur toc – Babylon Zoo, Garbage, Sneaker Pimps. C’est à dire qu’Yves Tumor tourne dangereusement, depuis ses débuts, autour de cette idée. Trouver l’équilibre entre les flammes superlatives de l’hyperpop, ses imbrications de vrai et de faux, et une tradition rock pétrie d’authenticité. Et s’en approche plus que jamais avec ce Praise a Lord… à l’esthétique glam /SF criarde, entre Lil Nas X et sous-Mad Max italien. Si parfois, le doute subsiste – inclinaisons nü-metal, tendance à la Lenny Kravitzisation – le nouvel album impressionnant du Floridien convoque dans un grand vertige le Prince de 82 et le Bowie de 72, le brouillard arachnéen des Cocteau Twins et les tourments velouteux de Trent Reznor. Manque juste l’essentiel – ce mélange d’affront et de résignation, de violence retournée contre elle-même, qui rendrait tout ça indispensable. Lelo Jimmy Batista
Takeshi Terauchi, Eleki Bushi 1966-1974 (180g)
Les cordes d’une guitare électrique auront-elles jamais autant vibré que sous les doigts de Takeshi Terauchi ? Champion d’un jeu à vous donner des crampes, le Japonais a largement repoussé les limites du surf rock pour inventer son genre propre. Ecoutez Rashomon : un déluge de fuzz qui glisse de gauche à droite, puis une flûte légère, un dernier coup de gong et les cordes d’une pluie métallique qui s’abattent. Frénétique et pourtant si cool. La compilation qui paraît ces jours-ci met à l’honneur sa période charnière, entre le premier groupe qu’il a fondé en pleine vague eleki, les Blue Jeans et les Bunnys. Garage, surf, traditionnel, ce condensé des années 1966-1974 résonne aussi singulièrement que sa guitare. Comment croire qu’une Mosrite puisse parfois sonner comme un shamisen ? Sinon, jugez de ces saccades sur Tsugaru Jongara Bushi. Matthieu Conquet
Kenny Barron, The Source (Artwork)
A l’approche des 80 ans, le Philadelphien Kenny Barron se retrouve tel qu’en lui-même en solo, exercice que ce pianiste apprécie à discrétion. Et pourtant, ce n’est que le premier gravé dans la cire depuis plus de trente ans. A sa main, droite véloce et gauche tout aussi solide, déploiements harmoniques et rythmiques pas si académiques, Kenny Barron refait cette histoire qu’il connaît sur le bout des doigts, le jazz d’Ellington et Billy Strayhorn, celui de Monk aussi, auxquels il emprunte plusieurs thèmes mêlés à ses propres écrits, dont deux superbes ballades : Dolores Street, SF, tout en mélancolie, et dans un registre un peu plus up tempo Phantoms, fantasque mélodie qui conclut ce recueil de la plus juste des manières. Sans épate mais non sans classe, tout bonnement au service de la musique. Jacques Denis
Zola, Diamant du bled (Truth Records, AWA)
Zola, 23 ans, a un portrait de Benjamin Franklin tatoué sur le bras. Pas par passion pour le paratonnerre, mais pour les billets de 100 dollars sur lesquels figure le portrait du gros Ben. A Clique, le rappeur expliquait que c’était parce qu’il «chasse la monnaie». A écouter son nouvel album, Zola en a engrangé un tas et il l’affiche avec une décontraction narquoise, sans pour autant ensevelir tous ses textes sous les kichta (liasses) qu’il balance. Troisième album de ce garçon calme originaire du terreau fertile qu’est Evry, Diamant du bled est une délicieuse promenade de santé main dans les poches à travers une variété de styles qui vous trimbale de la drill jusqu’au zouk torride d’Envie7vie, avec en bonus un Damso venu rouler des r et débiter quelques horreurs sur Cœur de ice. Un tiers des instrus est signé du brillant Princ€ qui a le pouvoir de vous visser une petite mélodie tordue (Cartier panthère) dans le crâne dès la première écoute. Marie Klock
Jessye Norman, The Unreleased Masters (Decca)
Depuis la disparition de Jessye Norman, en 2019, on n’a plus jamais entendu de timbre aussi opulent, au service d’un art du chant aussi cultivé. Rançon de ce perfectionnisme, qui nous enchanta durant trois décennies, elle refusa la publication de nombre d’enregistrements. A écouter de fabuleux extraits de Tristan et Isolde, avec Masur et Leipzig, puis trois portraits d’héroïnes, signés Haydn, Berlioz et Britten, avec Ozawa et Boston, on se demande pourquoi. Le clou de ce coffret d’inédits restant ses Quatre derniers lieder, de Strauss, en concert, avec Levine et le Philharmonique de Berlin – en lieu et place des portamentos filés de sa gravure studio d’anthologie, des notes piquées, sans filet –, suivis de Wesendonck-Lieder ultra-legato, à mourir de beauté. Eric Dahan
Attention le tapis prend feu, Bogueware (ABrecords)
Pour Potion Vadrouille, leur conte musical paru il y a deux ans, Carla Descazals et Martin Mahieu flottaient dans un univers peuplé d’oiseaux en carton-pâte où le sol en flan pouvait à chaque instant se dérober sous vos pieds. Bien déterminés à rester à l’écart du monde réel, les deux artistes, pour leur nouvel album-qui-est-plus-qu’un-album, ont imaginé un jeu vidéo dont la protagoniste est un adorable petit synthétiseur qui a perdu une touche et doit la retrouver. Sur l’album, l’histoire se décline en dix titres à l’esprit toujours aussi fantaisiste : il y est question d’un certain Bob qui «fabrique son meilleur ami» dans sa cave ou encore d’amour par clavier interposé, avec cette question cruciale : vaut-il mieux faire pomme + S ou une capture d’écran pour fixer les messages instantanés ? Le duo creuse son sillon réjouissant, cette fois avec une ampleur musicale nouvelle, plus maximaliste. Quand la réalité est décevante, étendre les limites du monde parallèle peut-être une option. M.K.