Un disque, au moins, de 2021, résume assez justement l’année à nos oreilles pour qu’on envisage de l’expédier comme missive aux générations futures : Hey What de Low, album de splendeurs gospel et de saturation digitale aux limites du tenable physiologique, qu’on se sera infligés en boucle depuis sa sortie à l’échappée de l’été. Car sa dualité terrible est devenue une évidence dans le monde borderline, en crise perpétuelle, aux abords incessants de la catastrophe déroulée bien trop lentement pour qu’on la reconnaisse pour ce qu’elle est. La musique pop, dorénavant, est punitive et réconfortante, simultanément, susurrant des mots d’amour avec une sensualité inédite un moment, assénant les questions les plus déroutantes et culpabilisantes le suivant. A cet égard, elle n’a jamais été aussi utile, pour sa capacité à dire ce qui cloche : nous voici entrés de plain-pied dans l’ère de la torture pop.
«Happier Than Ever», gorge profonde
Y a-t-il eu en 2021 un plus beau festival de la glotte que Happier Than Ever, chef-d’œuvre pop qui fait la part belle aux halètements, inspirations, bruits de déglutition et autres parasites salivaires de la jeune chanteuse, à tel point qu’on se verrait bien élire domicile ad vitam aeternam dans la chaleur moite de l’une de ses amygdales ? Non.
«Happier Than Ever», Billie Eilish (Interscope Records).
«El Madrileño», tornade latine
Paradoxe ou pas, c’est un producteur catalan (Alizzz) qui a produit El Madrileño. L’album du rappeur C. Tangana a été la tornade de l’année 2021 en Espagne (un an après le sacre de son ex-compagne Rosalía) ; rabibochant les sonorités contemporaines (auto-tune ou bachata) avec le folklore espagnol et latino américain. Estupendo.
El Madrileño, C. Tangana (Sony).
«Promises», générations croisées
Un nuage de notes, deux générations, une concentration d’éclats comme la musique n’en connaît qu’une fois par décennie : la rencontre entre le jeune blanc-bec Sam Shepherd et Pharoah Sanders, fantôme sacré aux côtés d’Ayler et Coltrane, fut bien plus que l’anecdote discographique escomptée, un tour de force extraordinairement émouvant et apaisé.
Promises, Floating Points /Pharoah Sanders (Luaka Bop).
«Paradigmes», retour de flemme
On n’aurait pas imaginé une seconde La Femme survivre à un deuxième album – leur casse improvisé de la pop française impliquait de taper fort, juste, vite et bien, puis de disparaître sans se retourner. Astucieusement manigancée, l’affaire nous a mené jusqu’à ce Paradigmes inespéré, retour sur les lieux du crime initial pour tout effacer, électriser, carboniser.
Paradigmes, La Femme (Disque Pointu /Born Bad).
«Everything Tasteful», goûtu
Un premier album torride applaudi des deux fesses depuis France Culture jusqu’aux adeptes du collé-serré en minishort, une comédie musicale à la Bourse de commerce, des featurings méticuleusement choisis avec Squidji, Nemir, Vladimir Cauchemar, une première signature sur son label Recless… La rappeuse Lala &ce a mis l’année 2021 dans sa gourde et sirote le doux nectar du succès avec les plus belles filles sur ses genoux.
Everything Tasteful, Lala & ce (&ce Recless).
«Hey What», beau chaos
A la faveur du confinement, le duo-couple mormon de Duluth, Minnesota, a retaillé ses outils et orchestré autour de ses voix une impressionnante symphonie bruitiste, mise en scène (et en pièces) avec le producteur BJ Burton. Derrière ce chaos apparent, la beauté surgit avec une force inouïe et porte Low toujours plus haut dans nos cœurs.
Hey What, Low (Sub Pop).
«Memento Mori», débords de route
Après sept ans au garage, le trio emmené par le fringant Jean Felzine a remis la gomme sur l’autoroute Clermont-Paris, avec un quatrième album à tombeau ouvert, fin et racé malgré la gueule de bois et cette lose éternelle qui n’a jamais parue si flamboyante. La France les snobe toujours, elle ne sait pas ce qu’elle perd.
Memento Mori, Mustang (Prestige mondial /Sony).
«Space 1.8», contemplatif
Découverte totale et divine surprise, le premier album de cette harpiste belge, émergé du bouillonnant underground néo jazz anglais, réinvente en quelque sorte l’art musical de la contemplation. Ni jazz ni ambient, un peu des deux à la fois, Space 1.8 dessine un nouvel horizon pour la musique instrumentale, qui cherche et trouve exactement en même temps
Space 1.8, Nala Sinephro (Warp).
«Honest Labour», dure réalité
La confusion donne parfois, souvent, des grands disques. Ainsi ce duo électronique mancunien, féru d’architecture, a tissé pour Honest Labour une autofiction poignante dans la tornade sociale et politique du moment, hommage à ceux qui souffrent et ceux qui ont souffert, en subissant et en travaillant.
Honest Labour, Space Afrika (Dais).
«Colourgrade», baume au coeur
Tirzah et son groove de guingois guérissent tous les maux, les médecins la détestent. Sa timidité en bandoulière et son amie d’enfance, la géniale compositrice Mica Levi, à la production, la chanteuse britannique a livré avec Colourgrade un deuxième album comme un cataplasme à appliquer là où ça fait mal. Aussi efficace qu’un bisou magique.