On a en tête une chanson parmi les centaines oubliées de l’Eurovision : Rock Bottom de Lynsey de Paul et Mike Moran, présentée par le Royaume-Uni et arrivée sur la deuxième place du podium en 1977, juste derrière l’Oiseau et l’enfant de Marie Myriam. Une chanson médiocre dans les grandes largeurs, boogie faussement enjoué sous perfusion disco pop (Abba était partout dans l’air depuis Waterloo, lauréat 1974) qui devait marquer la fin de l’âge d’or très relatif pour De Paul, trop fade pour survivre à l’ouragan du punk – et qui ne s’intitulait peut-être pas «Toucher le fond» par hasard. Trois ans plus tôt, Robert Wyatt avait sorti un album du même titre, pour figurer son rebond après l’accident qui l’avait rendu paraplégique. La chanson de De Paul et Moran était plus littérale : le fond de la casserole de la pop anglaise de la fin des années 70, soit l’une des pires périodes pour cette patrie si fière de sa musique populaire. Combien de fois la musique pop a-t-elle touché le fond à l’Eurovision ?
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Un nombre incalculable de fois, pour qui la tient en haute estime. Bien au-delà des affaires de goût et de sensibilité, on se balade dans l’histoire musicale du concours – des chansons lauréates à celles humiliées par des nul points – comme dans un film d’horreur. C’est même la seule constante, en dehors des exceptions qui confirment la règle : la musique à l’Eurovision est si embarrassante qu’on ne la juge pas avec les mêmes critères que le reste de la pop. Mais pour quelle raison, au juste ? Dans son dernier livre, Let’s Do It (2022, non traduit), Bob Stanley du groupe Saint Etienne fait état d’un monde parallèle, resté perméable à «tout développement moderne jusqu’en 1965, quand Gainsbourg a gagné avec Poupée de cire, poupée de son, flèche ado autoparodique clairement influencée par la pop américaine de l’époque. Ensuite l’Eurovision est devenu un genre musical à part».
Qui peut s’en sortir décemment ?
Un genre ou «une région autonome de la pop», précise le critique canadien Carl Wilson, auteur d’un essai sur Céline Dion et le bon goût (Let’s Talk About Love, pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût, 2016). «Le format international et compétitif façonne un ensemble d’exigences qui ne se rattachent pas à la pop music normale. La chanson Eurovision idéale se doit d’être techniquement au top, mais aussi accomplir des acrobaties fantaisistes qui lui permettent de se démarquer. Elle doit communiquer à la fois une émotion universelle, et quelque chose de distinctif de la culture nationale, ou de l’esprit du pays qui la parraine. En même temps exprimer un ethos humaniste et planter la graine de l’agression nationaliste, en évitant des discours politiques explicites ou quoi que ce soit d’autre qui puisse apparaître controversé ou clivant.»
Qui peut s’en sortir décemment avec ces contradictions ? On peut par exemple observer la stratégie tous azimuts de la France ces dernières années, poussant tour à tour le coupé-décalé insipide de Jessy Matador, le Roi opératique de Bilal Hassani ou la carte postale titi parigo de Barbara Pravi, dont le principal point commun est précisément ce qui les empêche d’être musicalement décents : le plus grand dénominateur commun. «J’appellerais ça le pittoresque national, interprète Agnès Gayraud, musicienne et philosophe. Du folklore appliqué à la musique grand public, auquel s’ajoute la situation politique des pays, ce qui renchérit cet enjeu du fédérateur assez nuisible à l’art.» Théoricienne d’une utopie de la popularité, qui explicite cette particularité sublime de la pop quand le succès vient couronner l’audace d’un artiste plutôt que les manigances de l’industrie, Gayraud souligne aussi de quelle manière l’Eurovision empêche l’épanouissement d’une composante essentielle, l’individualité de l’artiste. «Cette utopie est une promesse de réconciliation, dont l’implicite est pourtant individuel.»
Cohorte de beugleurs et beugleuses
Mission impossible, à nouveau, puisque l’idée même de l’Eurovision est de neutraliser le singulier. Carl Wilson : «Contrairement à la pop, où la personnalité de l’artiste est capitale pour qu’il ou elle puisse établir un lien avec le public, le performer à l’Eurovision se doit d’adopter une sorte d’anonymat générique. Il doit être séduisant et percutant, mais sa personnalité doit rester au second plan, derrière le statut de représentant de la nation. Comme un diplomate – sauf que les qualités d’un ambassadeur sont diamétralement opposées à celle d’une rock star.» D’où cette cohorte de beugleurs et beugleuses qui s’accumulent en foule derrière les rares figures à avoir su sublimer ce double-emploi : les Conchita Wurst, Lordi et autres Sébastien Tellier, dont l’excentricité de surface s’accorde pourtant intégralement à leur imparable mission de soft power. «Tellier, c’était un choix cohérent, remarque Agnès Gayraud. Quelque chose de très français, parce que très décalé.»
Aberration médiatique aux audiences faramineuses, on regarde l’Eurovision pour deux choses : le sport et le kitsch –la promesse d’un surplus spectaculaire, entre télé-crochet maximaliste et carnaval. Mais là encore, l’évidence est trompeuse. Pour ce qu’on comprend du kitsch d’abord, comme l’explique Gayraud. «Hermann Broch donne cette définition du kitsch, selon laquelle il serait le fétiche d’un dieu auquel on ne croit plus. Le kitsch, ce n’est pas seulement ce qui est ringard, c’est ce qui est déjà obsolète.» D’où une conception très relative du fun de la cérémonie, en vérité empreint de mélancolie : il est impossible de vraiment s’amuser face à l’Eurovision car impossible d’y croire sérieusement, même à moitié.
Sans parler du fait que le principe même d’une chanson conçue pour marketer une nation aboutit le plus souvent à des compromis affadis, produit de chaînes de validation trop complexes, et trop nombreuses. «L’Eurovision est totalement kitsch, ce qui ne veut pas dire que ce soit mauvais, complète Carl Wilson. Il y a du plaisir à trouver dans la bizarrerie exagérée de certaines performances. Les pires sont d’ailleurs celles qui ne vont pas assez loin, pour aboutir à une espèce d’entre-deux glauque et ennuyeux.» Si la chanson pop est une utopie, la chanson d’Eurovision est une aporie. Tous ceux qui ont fait carrière après y avoir participé (Julio Iglesias, Abba, Céline Dion) n’en sont pas les héros, mais des rescapés.