Quand soudain, alors que le monde s’effondre tout entier dans un grand fracas métallique désordonné, quatre cents alarmes de voitures se mettent simultanément à hurler. Telle est l’impression que donnait le saxophone de James Chance quand il entrait dans un de ses morceaux en déséquilibre constant, se frayant un chemin entre batteries primitives et guitares aux angles saillants, tel un ivrogne aux yeux rouges avançant titubant, chaussures dépareillées et cran d’arrêt à la main. «Conçu pour tuer», annonçait le premier titre de son album Buy en 1979 – et comme tout bon assassin, il œuvrait sous de multiples identités.
James Chance, James White, et plus rarement James Siegfried, son nom de naissance. Originaire du Wisconsin, il débarque à New York en 1975, à l’âge de 22 ans, où il devient très vite une figure de la jeune scène free-jazz et du courant no wave – réaction bruitisto-avant-gardiste à la new wave et au punk, considérés comme trop complaisants. Repéré au sein du groupe Flaming Youth, c’est surtout avec Teenage Jesus and The Jerks, où joue également sa colocataire de l’époque Lydia Lunch, qu’il va vraiment se faire un nom – aussi changeant soit-il.
En 1977, il forme James Chance and The Contortions, un des groupes qui va synthétiser de la manière à la fois la plus complète et la plus directe les tumultes qui agitent le Lower Manhattan. Collision anarchique de free-jazz, disco, punk, no wave et musique abstraite, qui se revendique à la fois de James Brown, d’Ornette Coleman et des Stooges et connaîtra, comme Teenage Jesus and The Jerks, une existence intense et éphémère – trois ans à peine, des concerts devenus légendaires où le groupe, habillé en costumes années 50, allait à la confrontation physique avec son public sous l’impulsion d’un James Chance vitupérant, ressemblant à un Chet Baker passé sous un tracteur. Et une poignée de disques pas négligeables, parmi lesquels l’album Buy, précité, ainsi qu’une participation à No New York, compilation emblématique du mouvement No Wave, produite par Brian Eno.
Après un concert ayant viré à l’émeute à Paris – les tensions avaient démarré dès leur arrivée dans la salle, les organisateurs à la sensibilité plutôt anarchiste n’ayant pas particulièrement apprécié l’interview parue dans Libération la veille où le saxophoniste déclarait vouloir devenir riche à millions – le groupe implose, mutant en une entité protéiforme à la Parliament/Funkadelic, jonglant avec les musiciens et les formations et rebaptisée James White and the Blacks. C’est sous ce nom qu’il sort en 1980, Off White, disque plus domestiqué, sur lequel figure une nouvelle version du titre Contort Yourself, remixée par August Darnell (le Kid Creole de Kid Creole and the Coconuts) qui deviendra pour beaucoup la porte d’entrée dans le maelstrom strident du saxophoniste new-yorkais.
Suivront trois autres albums, Sax Maniac (1982), le chaotique Flaming Demonics (1983) et le décousu Melt Yourself Down (1986) avant une longue sortie des radars, où on le verra collaborer toutefois avec Debbie Harry, puis avec la reformation de Blondie à la fin des années 90. Redécouvert au début des années 2000 à la faveur d’un revival post-punk et de la sortie tardive du film Downtown 81, dans lequel il apparaît aux côtés de Jean-Michel Basquiat, Arto Lindsay et Fab Five Freddy, James Chance reviendra à la scène avec les Contorsions, réunissant le line-up original, dans un premier temps, puis, à partir de 2006 avec de nouveaux musiciens français. Il jouera quasiment sans interruption jusqu’à sa dernière apparition en 2019, aux Pays-Bas. Très affaibli par le Covid en 2020, James Chance avait vu sa santé décliner ces dernières années. Son frère David Siegfried a annoncé ce matin sur les réseaux sociaux son décès, à New York le mardi 18 juin. Il avait 71 ans.