Tout le monde, ou presque, connaît le nom d’Olivia Newton-John, la femme d’un tube, ou presque. Trop peu se souviennent de celui de Lamont Dozier, décédé le même jour sans susciter le même émoi en France. Et pourtant, question postérité, il aura légué des dizaines de hits qui auront marqué durablement l’histoire de la musique populaire américaine, sources d’inspiration des deux côtés de l’Atlantique. Un exemple parmi tant d’autres : Going Back to My Roots, l’ambitieux titre qui ouvre en 1977 la face B de Peddlin’ Music on the Side, deviendra Alexandrie Alexandra dans la voix de Claude François, une des multiples versions de ce titre de funk devenu un classique par l’entremise du cultissime trio disco Odyssey. Et l’intro du Walking on the Moon de Police doit beaucoup à celle de Put out My Fire, thème extrait du majuscule Black Bach. Paru en 1974, cet album a d’ailleurs largement nourri les samplers à l’heure du hip-hop : de Pete Rock à Outkast, d’IAM à Kendrick Lamar, toutes les générations ont puisé dans cette impressionnante matrice, une merveilleuse malle aux trésors soul funk. Les énumérer suffirait à remplir cet hommage, et combler les oublieux de tout bord.
Indémodable
Lamont Dozier, donc, est né le 16 juin 1941 à Detroit, la cité de la bagnole où il aura très tôt usiné dans les coulisses de la future gloire, affûtant une plume qui fera toute la différence de son style. Il a 13 ans lorsqu’il fonde The Romeos, un quartet vocal qui publie une paire de 45 tours, puis enchaîne avec The Voice Masters en cette fin des fifties où le doo-wop demeure la bande-son des jeunes Afro-Américains. Changement d’époque et de braquet lorsqu’il passe au début des swinguantes sixties sous pavillon Motown Records, la firme de Berry Gordy. Dozier a déjà œuvré pour le label de la sœur du ponte, mais en signant pour le boss himself, il ouvre une période féconde qui l’associe aux frères Holland, Brian et Eddie.
Le trio surnommé H.D.H. (Holland-Dozier-Holland) marquera de son empreinte les premières années de Motown, où ce triangle équilatéral donne le diapason de l’autre son de la jeunesse américaine en alignant les succès maison : après avoir déjà sérieusement marqué les esprits avec Martha & The Vandellas (Come and Get These Memories, Heatwave et Quicksand, ce sont eux), ils parachèvent leur légende bourgeonnante avec Where Did Our Love Go. Ce bijou de soul pop permet aux Supremes d’atteindre enfin en août la première place du classement Billboard. Elles y resteront un bon moment, portées par cette fine équipe. The Four Tops, The Temptations, The Marvelettes, The Isley Brothers et autre Marvin Gaye, la liste s’avère bien longue de celles et ceux qui vont en bénéficier en finalement très peu de temps.
Lire aussi
Dès 1967, le prolifique combo d’auteurs-compositeurs se fâche avec le patron, et Holland-Dozier-Holland, encore sous contrat, décident de créer sous un nom d’emprunt leurs propres labels, Invictus et Hot Wax. Ils vont encore signer quelques classiques, tel l’indémodable Give Me Just a Little More Time des Chairmen of the Board, et même parvenir au sommet avec Honey Cone, trois voix de jeunes femmes dans le style Jackson Brothers, dont le Want Ads se classe numéro 1 en 1971. Pourtant, les deux labels ferment leurs portes trois ans plus tard, et ce relatif échec commercial a raison de ce qui fit leur force : une réunion de talents complémentaires, résumée ainsi par Dozier : «Quand l’un de nous arrêtait de penser, l’autre captait la pensée et la faisait avancer. C’est ainsi que nous avons écrit.» Les complices vont désormais mener chacun leur carrière. Celle de Lamont Dozier sera la plus prospère.
Langueur, moiteur
Elle commence par le bien nommé Breaking Out All Over, la chanson introductive de Out Here on My Own qui flirte dès 1973 avec le Philly Sound et même le jazz spirituel. Ce n’est que le début d’une longue suite pour celui qui a migré en Californie. La suite justement, c’est un an plus tard Why Can’t We Be Lovers, une langoureuse ballade enregistrée pour Invictus qui sera vite érigée au rang d’indéboulonnable de la soul. Toujours en 1974, l’album Black Bach, cette fois sur ABC, témoigne de ce qu’est alors la marque de fabrique de Lamont Dozier : une faculté à conjuguer l’esprit pop et l’essence soul, sans jamais céder aux sirènes des clichés d’usage, une capacité à embrasser en une poignée de minutes toute l’amplitude de la tradition afro-américaine, incorporant même ici et là des éléments africains. Ecoutez Put Out My Fire, un modèle qui n’a toujours pas pris une ride, ça ne fait pas un pli.
Toutes les excellentes choses ont une fin. A l’entame des années 80, tandis qu’il file avec sa douce en Angleterre, Lamont Dozier se convertit, comme tant d’autres à l’époque, aux sonorités plus métalliques, au risque de perdre cette moiteur qui faisait toute sa grandeur. Dès lors, il se fait plus rare sous son nom, enregistrant de loin en loin, tout en «produisant» pour les autres : Alison Moyet, à qui il offre quelques classiques, Simply Red et même Phil Collins, avec qui il glane un grammy pour Two Hearts. Autant dire qu’on est à des années-lumière de ce qui fit le rayonnement de Dozier. Plus que dans ses productions (on peut aisément faire l’économie de ses Reflections datées de 2004, où il reprend en version cheap certains de ses classiques ; on peut jeter une oreille plus attentive au plus dépouillé, limite crépusculaire, Reimagination de 2018), son aura réfléchira désormais au travers du lustre d’un passé superlatif, un lumineux halo qui devrait continuer de briller bien longtemps après sa mort, le 8 août à Scottsdale, la ville d’Arizona où il avait pris ses quartiers d’hiver.