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Musique

«Mÿa», les souffles d’envie de Robinson Khoury

Après «Broken Lines», le tromboniste surdoué d’origine libanaise interroge ses racines dans un troisième album cosmogonique et arabisant.
Le tromboniste Robinson Khoury. (Laureen Burton)
publié le 11 juillet 2024 à 16h03

Comme un souffle qui sort des entrailles, et puis ce souffle, peu à peu, module vers des sonorités plus douces. Dès le premier titre de Mÿa, intitulé Cosmos, Robinson Khoury pose les enjeux en imposant un son original, celui de son trombone ouvert à tous les vents et plus largement d’une musique libérée des formules standardisées. Tout à la fois organique et synthétique, le pianiste Léo Jassef peut y répéter un motif comme divaguer sur le clavier et la percussionniste Anissa Nehari y imprimer des rythmiques métalliques ou plus oniriques parfois. Et le jazz dans tout ça ? Il est sans aucun doute la matrice des compositions de ce tromboniste qui s’est fait un nom en deux albums plébiscités par le sérail hexagonal. Ce troisième, moins composé que le précédent Broken Lines où il élaborait un programme faisant se réfléchir peinture et écriture, confirme qu’on tient là un talent hors catégorie.

«Dans cette musique, je me livre plus intimement. J’assume mes origines, à travers les musiques que j’ai écoutées, tout en livrant des réflexions sur la vie, la Terre, la création… Je n’avais jamais osé rassembler tout ça pour créer quelque chose.» «Tout ça», c’est aussi bien la musique ancienne que le jazz contemporain, les modalités arabes et les embardées électroniques, les échos ottomans et un rien de rock, un maelström auquel il ajoute une couche, par touches, de synthétiseur modulaire. Voilà pourquoi Robinson Khoury a choisi pour titre générique Mÿa, un avatar inventé qui correspond à sa «vision personnelle de la déesse de la création, sans être assimilée à un univers spécifique. Dans ce disque, il y a une volonté de plonger dans les racines du monde, ce qui fait la beauté du langage, de l’art, des civilisations. C’est un moyen de s’échapper aux problématiques actuelles». Certes, mais il prend tout de même la parole, non sans gravité, pour dire Quelque chose bouge, un texte qui fait écho à ses lectures de l’astrophysicien Aurélien Barrau, pour lequel la question de l’écologie est aussi politique. «Une masse informe de corps en mouvement, terreau de l’imaginaire et de travaux ancestraux, comme une ode au gigantisme et à l’infiniment petit, tumulte des astres, corps en fracas. Quelque chose bouge, mais on ne l’entend pas. Comme si une force encore méconnue était enfermée, emprisonnée à l’intérieur de cet embryon de réel…»

Bonnes claques

«J’ai eu envie d’un passage narratif pour expliquer l’origine de la musique, de manière poétique. Une vision universelle sur la création du monde et sur l’inspiration, comment tout cela surgit. Il s’agit d’une réflexion à ciel ouvert.» Ailleurs, il chante sacrément, formant un étrange chœur avec ses deux comparses. Il invite surtout deux voix, Natacha Atlas et Lynn Adib, à phraser librement sur deux thèmes. Leurs vocalises respectives, fortement connotées des mélismes propres à la musique arabe, renvoient à la quête d’identité qui se trame derrière cette musique résolument sans frontières. Et ce d’autant que les titres de ces deux «chansons» font référence au Moyen-Orient : Arazu était le dieu bâtisseur du panthéon babylonien, et Qana est le village familial, situé au Sud-Liban, qu’il est allé visiter lors de l’un de ses trois retours au pays ancestral.

«Finalement j’hérite de ce que mon grand-père ne nous a pas transmis.» Autrement dit, la culture du Liban, que cet aïeul a quitté avant la guerre civile. «En arrivant en France, il a tout abandonné, hormis la cuisine.» Voilà comment le natif de Lyon ne parle pas arabe, non sans regret. Grandi du côté de Vienne (Isère), capitale culturelle du jazz en France, où il a gagné des concours tout gamin et puis pris quelques bonnes claques – spéciale dédicace au trio de Gerald Clayton –, Robinson Khoury a en revanche eu la chance de s’épanouir aux côtés de deux musiciens, une mère chanteuse et un père pianiste. C’est en voyant le big band de ce dernier que le jeune ado aura le désir d’empoigner le trombone, pas forcément l’instrument le plus prisé. «Il offrait de nombreuses possibilités en termes de tessiture, notamment dans le rapport à la voix, ayant été chanteur à la maîtrise de l’opéra, mais aussi la coulisse dont j’ai découvert plus tard les potentialités quant à la microtonalité.» Huit ans plus tard, sorti des bancs du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon où officie Michel Becquet, le ponte du trombone classique, il va se démultiplier intégrant les orchestres, de chambre comme ensemble contemporain, tout en ayant son quartet de jazz.

Prodigieux solos

Depuis, le surdoué n’a plus arrêté, se forgeant une expérience tout terrain dont il pressent désormais les limites. A l’approche de la trentaine, il est temps de recentrer son chi. «Chaque année j’essaie de me calmer, et pourtant je me retrouve encore avec plein de projets de création, sur lesquels je me concentre désormais. Les miens et ceux que j’ai créés avec d’autres.» Il vient d’arrêter le classieux Metropole Orkest qu’il avait rejoint voici cinq ans, comme il ne fait plus que quelques remplacements pour le Sacre du Tympan. Son agenda est déjà bien chargé avec Octotrip – six trombones et deux tubas –, son quintet Broken Lines et Sarāb, un sextet à succès qui investit au prisme du jazz et du rock les musiques arabes. Sans compter le trio qui l’associe depuis trois ans à Abdullah Miniawy, le chantre du Cri du Caire.

Ce nouveau projet vient donc s’ajouter à la liste. Soutenu par Jazz sous les pommiers, festival dont il est résident pour trois ans, il fait un pas de plus vers ses origines, un retour non en arrière mais pour s’inventer un autre futur et faire vibrer un présent dédouané de tout a priori. Et s’il y produit de prodigieux solos, c’est néanmoins le compositeur qu’il faut distinguer, parvenant à tisser une bande originale qui donne à entendre une version dégenrée du monde, affranchie des questions de mode, ces histoires d’actualité dont il admet la vacuité. Pour s’en convaincre, il faut l’écouter déstructurer la Chaconne en ré mineur de Bach, autre sujet de prédilection qui pourrait bien être futur objet discographique.

Mÿa (Komos), en concert le 18 juillet au festival Boplicity à Rambervillers (Vosges).