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Libération
Rareté

Special Guest DJ, brut ambient

Programmé au festival Positive Education de Saint-Etienne, l’artiste américain passionné, qui aime s’entourer d’un nuage de fumée, compose une musique ambient luxuriante et futuriste.
Selfie de DJ Special Guest qui sera présent au festival Positive éducation à Saint-Etienne. (DJ Special Guest/DJ Special Guest)
publié le 26 octobre 2023 à 22h02

Une fois n’est pas coutume, une supplique du journaliste au lecteur. Ecoutez, il vous en prie, la musique de Shy, artiste des Etats-Unis exilé à Berlin qui crée sous le nom d’Uon et Special Guest DJ, parce que, quand bien même vous ne le sauriez pas encore, vous en avez besoin dans votre existence. Le journaliste l’affirme sans hésiter parce que c’est exactement ce qui lui est arrivé, ce jour béni à ses yeux de 2020, quand elle est rentrée dans la sienne. En quête d’un disque de musique ambient pour emplir l’espace de quelque chose de doux et plein qui ne vienne pas trop l’importuner, il avait suivi quelques liens sur la plateforme privilégiée des créateurs, Bandcamp, pour tomber sur une sortie en digital et en cassette, seulement titrée «Exael /Uon», du nom de ses deux auteurs.

Un album «split», comme on dit, une face par artiste, plein d’une musique effectivement pleine et passionnante, façonnée de fréquences graves et de nappes synthétiques comme des édredons de son, mais aussi d’averses urbaines et de chuintements sensuels, et qui finissait par se fondre l’une (face A) en l’autre (face B) pour d’excellentes raisons explicitées dans les crédits. «Exael, c’est Naemi. Uon, c’est Shy. […] Ce disque est une lettre d’amour. La face de Naemi est une représentation des manières dont iel se sent en la présence de Shy : chaleur, battement, bourdonnement. Un baiser baveux. Une étreinte tendre et torride. Les deux morceaux de la face de Shy ont été composés pour aider Naemi à dormir.»

Chuintements sensuels

Réalisons la rareté du truc : un disque comme une déclaration d’amour réciproque à laquelle est convié l’auditeur d’où qu’il vienne, quel plus beau don dans ce marché en crise qu’on appelle l’industrie musicale ? Immédiatement, c’est une passion qui a pris l’auteur de ces lignes pour tout ce que produisait Shy et Exael ensemble ou séparément, sous une variété étonnante de noms, surtout pour Shy, Uon, donc, mais aussi Final POV, Caveman LSD et celui qui lui sert le plus souvent pour ses sorties dans le monde de la nuit – car il est très réputé pour ce qu’il sait faire derrière des platines –, Special Guest DJ. Mais aussi la bande de créatrices et créateurs amis et âmes sœurs avec lesquels ils collaborent incessamment dans tous les sens et forment une véritable école musicale, Perila, Ulla Straus, Ben Bondy, Pontiac Streator et le cousin Brian Leeds (Huerco S.). Ce dernier, célébrité dans le milieu techno et fer de lance du renouveau de l’ambient, a jeté une belle lumière sur Shy et Naemi avec son propre label aux sorties très prisées, West Mineral Ltd., mais c’est Shy qui a fait l’essentiel du travail pour faire connaître la musique de ce qu’on reconnaît désormais comme un collectif parmi les plus inventifs de l’underground électronique actuel avec ses labels Experiences Ltd. et xpq ?, désormais réunis sous la seule bannière 3XL. Maison de disques artisanale, rare et recherchée, reconnaissable à ses pochettes abstraites et presque intégralement dénuées d’informations manuscrites, y compris les noms de l’artiste et du projet, toutes réalisées par Shy lui-même, aussi graphiste passionné à ses heures – on est activiste ou on ne l’est pas.

«On trouve toutes les informations en ligne, nous a répondu Shy par e-mail quand on lui a demandé de quoi cet anonymat (relatif) était le nom. J’aime que ces objets soient dénués de mots, pour qu’on puisse se concentrer sur la musique et les images. Il y a des indices.» Le geste, d’esthète, confondrait presque les sorties de 3XL avec des objets d’art, mais exprime aussi cet habitus encore peu étudié par les critiques et les sociologues, des mélomanes nés après le grand chambardement d’Internet, qui le sont devenus grâce au piratage et aux blogs musicaux dédiés aux productions obscures de l’underground. Né et élevé dans un bled du nord du Michigan, c’est en se perdant dans les fichiers téléchargés que Shy a attrapé le virus. «Quand j’étais ado, il y avait une scène grindcore et post-rock florissante. J’allais aux concerts, je me frayais un chemin dans les mosh pits. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à danser dans les raves. J’ai eu envie de faire de la musique en écoutant tous ces trucs du Midwest de la fin des années 2000, de la synth music qu’on trouvait sur des blogs, des fichiers numérisés à partir de cassettes sans informations, juste un lien pour télécharger. J’ai commencé à faire des drones parce que c’était si bon.»

Anthologie devenue emblème

Une évolution qui en évoque des centaines d’autres, et ne dit rien ou presque du sentiment qui attrape par le col quand on écoute la musique de Shy en solo ou n’importe laquelle de ses collaborations récentes, de plus en plus high-tech et rythmées, telles Crimeboys ou Xphresh : celle de se retrouver face à la musique la plus en avance de notre temps hyperconnecté. Une ligne directe avec le contemporain, pourrait-on théoriser, à laquelle Shy se branche comme curateur autant que musicien, pour faire surgir des précipités à la fois flous et en haute définition de notre super-modernité, et qui prend des formes musicales autant que visuelles. A l’image de ce street-art numérique et vaporeux qui s’étale sur ses pochettes dont aucune forme ne correspond à des objets ou des figures connues. Ou de ces rythmes transmutés jusqu’à l’abstraction, ni lents ni rapides, au rôle indéterminé et indéterminable – mal adaptés à la danse et à la sieste – qui projettent l’auditeur dans d’étranges limbes, où l’on se sent pourtant merveilleusement bien.

Associé à l’ambient au nom de ses premières cassettes ou de la première anthologie de 3XL devenue un emblème (merveilleuse Bblisss sortie initialement en 2016), Shy hausse les épaules quand on l’interroge sur son genre. «L’ambient, ce n’est rien d’autre que l’attitude des auditeurs face à la musique. Je préfère appeler la musique de 3XL “outer rim” (bordure extérieure, une référence à Star Wars), ou “thiccbient” (thick signifie épais) ou “anycore” (“n’importequelcore”). De la musique luxuriante et dynamique.» On est d’accord sur ces deux derniers adjectifs et on redit à quel point on adore. Derrière le flou et l’anonymat, malgré l’absence notable d’effort pour passer du second au premier plan (on vous épargne nos efforts pour soutirer les quelques propos ci-joints à Shy, artiste au nom trop ad hoc – pour qu’on lui en veuille), on est en présence d’une force parmi les plus transformatrices, importantes et touchantes de la musique électronique en 2023. Ecoutez !

Special Guest DJ au festival Positive Education, du 31 octobre au 5 novembre à Saint-Etienne (42).

A écouter : Caveman LSD, Total Annihilation Beach (Isla) et Crimeboys, Very Dark Past (3XL)