L’orchestre symphonique de Dresde, en Allemagne, dont la plupart ignorait l’existence, a réussi à faire parler de lui dans les médias généralistes et les réseaux sociaux en donnant, le week-end dernier, deux concerts dirigés par «MAiRA Pro S», un robot possédant trois bras articulés. Bien vu, d’autant qu’il n’est pas facile pour cette phalange d’exister à l’ombre du philharmonique de la ville, créé en 1870, et surtout du fabuleux orchestre de la Staatskapelle de Dresde, fondé en 1548, qui a été dirigé par d’éminents compositeurs comme Schütz, Weber, Wagner et Richard Strauss, et par des chefs non moins fameux, de Fritz Reiner à Herbert Blomstedt en passant par Karl Böhm.
Que l’on se rassure néanmoins, le robot en question n’a pas été mobilisé pour exécuter une symphonie de Mahler mais une pièce commandée à Andreas Gundlach pour le vingt-cinquième anniversaire de l’orchestre, intitulée Semiconductor’s Masterpiece («Chef-d’œuvre du semi-conducteur») et attribuant des tempi et des rythmes différents à tant de pupitres qu’il n’est pas possible à un être humain de la diriger.
Hantise du post-humain
Rien de nouveau sous le soleil : le 24 mars 1958, Pierre Boulez, Bruno Maderna et Karlheinz Stockhausen dirigeaient déjà la création mondiale de Gruppen, pièce composée par ce dernier, pour trois orchestres de taille identique. Et il serait trop fastidieux d’énumérer la liste des innovations produites à l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, fondé par Pierre Boulez en 1977, à commencer par la transformation électronique, en temps réel, du son produit par un instrumentiste, à côté desquelles, ce robot, aussi ingénieux soit-il, fait conceptuellement pâle figure.
Reste que l’image est forte, réveille la hantise du post-humain qui se profile depuis la révolution industrielle et qui semble menacer de détruire ici une forteresse symbolique : l’orchestre symphonique, dépositaire, comme le roman ou la peinture, de la culture et des valeurs européennes, dont l’héroïsme, celui du compositeur qui se dépasse pour toucher à l’universel, celui de l’instrumentiste qui lutte pour rendre justice à un texte musical qui le pousse parfois à ses limites physiques et mentales, et celui du chef, qui doit imaginer tout ce qui n’est pas noté dans la partition mais qui la sous-tend, et qui doit transmettre par ses seuls bras, mains et visage, ce qu’il a compris de l’œuvre à ceux qui la feront exister le temps de son exécution.
«Coopération fructueuse»
Markus Rindt, directeur artistique de l’orchestre, à l’origine du projet élaboré avec le CeTI (Centre for Tactile Internet with Human-in-the-Loop), basé également à Dresde, a déclaré ne pas vouloir «remplacer l’homme par la technologie mais travailler à leur coopération fructueuse». On s’en serait douté. Reste que l’idée d’une musique de l’avenir, se voulant au-delà ou en deçà de l’aisthesis, qu’un Daniel Buren traduisit, dans une interview pour Art Press, par «l’afflux préoccupant du sensible», est une survivance d’une époque révolue, celle où l’on croyait que l’homme s’affranchirait de sa condition grâce au progrès technique.
Et que, nonobstant la standardisation du son des orchestres et l’accroissement exponentiel du niveau technique des musiciens, au détriment souvent, hélas, de leur humanité et de leur sensibilité, ce sont toujours Mozart, Beethoven, Brahms et Schubert qui font venir, chaque soir, des millions de mélomanes de tous âges, dans les auditoriums symphoniques de la planète.