Ventre de Biche, Vaniel (Teenage Menopause Records)
Difficile de croire que le dernier album de Ventre de Biche date d’il y a quatre ans déjà, tant l’artiste est assidu dans sa production et constant dans ses apparitions scéniques. On avait laissé Sous les réverbères le chansonnier underground auteur en 2015 de cet inoubliable hymne à la joie qu’était la Vie est un long fleuve de merde, son dernier opus se parant d’un son de moins en moins crade et s’aventurant hors des rythmiques carrées pour aller chalouper du côté de la trap. Un amour qui se confirme dans le VDB nouveau cru, passionnant à voir évoluer : pas de volte-face brutale mais un artiste qui précise son langage, peaufine sa technique, désherbe les surfaces, brique les chromes. Côté thématique, la surface de prédilection reste le trottoir, de préférence sale et parcouru dans des états de conscience altérée. «Pour supporter ça j’ai construit une armure en shit, pour supporter ça j’ai construit une armure (etc.)» scande-t-il dans le bien nommé Armure en shit, égaré dans un puits sans fond dont l’ouverture bée quelque part au détour d’un caniveau du quartier Gare de Strasbourg. C’est là que se déroule, plus ou moins explicitement, tout l’album, une zone arpentée «un nombre incalculable de fois, lors d’errances diurnes et nocturnes, seul ou accompagné, net ou flou» et où l’homme a passé sa vingtaine, originaire de Lyon mais attiré dans la contrée alsacienne par l’émulation musicale et humaine de la fameuse Grande Triple Alliance internationale de l’Est. Traversé d’interludes instrumentaux éthérés qui rappellent la beauté de son Dalle 7 alle 2 sorti discrètement en 2016 (chez Maison de retraite), Vaniel, chanté principalement en français et un peu en italien, charrie une atmosphère de Twin Peaks en forêt vosgienne et s’accompagne d’un mini-feuilleton qui invoque le fantôme de Derrick mais ne parvient pas visuellement à être à la hauteur de la puissance évocatrice de la musique. On lui concède cependant volontiers une valeur sentimentale, l’objet vidéo ayant été tourné avec anciens voisins de palier et figures locales, au détour notamment de la délicieuse institution à karaoké du Bar’Atteint. Marie Klock
Janelle Monáe, The Age of Pleasure (Warner)
Le trop-plein de talent, chez certains artistes, est une malédiction. Janelle Monáe doit s’en douter, elle dont les concept albums remplis ras la gueule d’à peu près tout (funk, pop, rap, soul, jazz, électronique, fiction, histoire, politique, philosophie, futurisme, afrofuturisme) ont souvent trop bluffé pour devenir des disques de cœur. The Age of Pleasure, album court et chaud, sexuel, entend vraisemblablement renverser la vapeur, glisser de la bibliothèque à la piscine. Monáe, hyper mélomane (on ne se refait pas), a assemblé tout ce que la pop américaine actuelle assimile à l’ensoleillé (afro beat, naija, salsa, reggae soft, reggaeton) pour nourrir son r’n’b super perfectionné, qu’elle épice de paroles cul mais surtout émancipatrices, bien dans l’époque. L’ensemble est forcé mais charmant – un concept album paradoxal dont le propos est de faire advenir la légèreté. Olivier Lamm
Arlo Parks, My Soft Machine (Transgressive Records)
On ne saurait oublier ces vignettes de pop romantique, langoureuse et introspective qu’assembla Arlo Parks sur Collapsed In Sunbeams (Transgressive, 2021), son premier album. Ici, la Londonienne de 22 ans nous les livre plus épaisses, plus fournies et, surtout, plus bigarrées. Si les motifs indie, pop rock nineties sont toujours largement cultivés et portés par des textes d’une poésie beatnik 2.0, la chanteuse élargit un peu plus le champ en invitant quelques pointes de disco ou un r’n’b moins dépouillé (et aussi la rockeuse Phoebe Bridgers sur le titre Pegasus). Ainsi, cette deuxième livrée s’avère un brin plus dynamique, plus mûre, plus ardente sans toutefois dénaturer la propension d’Anaïs Marinho (son vrai nom) à l’onirisme éthéré posé sur les tourments d’une vingtenaire à fleur de peau. Des tourments sur lesquels on danse presque en la prenant au mot : «Fuck the pain away !» On retiendra donc qu’Arlo Parks ne fait toujours pas dans la fabrique à tubes – malgré la hype qui l’entoure désormais (elle a tapé dans l’œil de Gucci) – et continue à peindre l’affliction avec de l’allégresse. Katia Dansoko Touré
Buggin, Concrete Cowboys (Flatspot Records)
Vous rêvez de cocktails maté /gingembre /liquide de freins servis au jet à 10 000 bars de pression ? De surfer des vagues de 16 mètres infestées de méduses et déferlant sur d’interminables étendues de béton accidenté ? C’est bien légitime – l’été approche et rien ne s’arrange. Le premier album de Buggin vous permettra d’accéder à tout ça prestissimo – 12 titres, 19 minutes, où le hardcore festif-agressif du jeune groupe de Chicago atteint son point de raffinement ultime. On savait Buggin particulièrement inspirés depuis leur délirant premier EP, on les retrouve ici dans une forme ahurissante, portés par la voix électrique de la chanteuse Bryanna Bennett et les prodiges du guitariste Peyton Roberts, qui enchaîne les riffs les plus insensés entendus dans le genre depuis au moins 1982 (le break final de All Eyes On You, écrasant). Lelo Jimmy Batista
Pierrick Pédron et Gonzalo Rubalcaba, Pédron-Rubalcaba (Gazebo)
Sur le papier, cela pouvait apparaître comme une drôle d’idée. En musique, l’affaire s’avère pourtant, dès les premières mesures, des plus sérieuses. Entre le pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba et le saxophoniste français Pierrick Pédron, l’entente sonne comme une évidence, comme deux amis qui avaient beaucoup à échanger autour d’un répertoire cousu main par Laurent Courthaliac, qui a arrangé une série de standards, de Song Is You à Pretty Girl. L’un commence, l’autre commente, tous deux sur le ton de la confidence comme sur le sublime Lawns de Carla Bley. Au final, loin de sonner comme une vaine démonstration, ce dialogue instruit entre deux érudits témoigne d’une intime connexion, où Pédron comme Rubalcaba se mettent au diapason de l’enjeu de cette conversation : la libre improvisation, prétexte à se surprendre dans la vivacité de l’instant tout en réfléchissant, autrement, les grandes heures du passé. Appelons ça le miracle du jazz. Jacques Denis
Bob Dylan, Shadow Kingdom (Columbia)
Dylan n’a jamais aussi bien chanté, s’est-on exclamé dès le début de la setlist, When I Paint My Masterpiece. Idée aberrante pour la plupart, puisque ce Shadow Kingdom, faux live enregistré sans public à Santa Monica pour la caméra de la cinéaste israélienne Alma Har’el, remonte en fait à 2021 – et que la plupart ont intégré que le vieux Bob est doté d’une voix de canard de fumeur actif, voix difficile à digérer pour les nostalgiques et qui est le grand fait de sa carrière depuis Time Out of Mind, avec l’ambition poétique en croissance exponentielle et la passion des tournées à rallonge. Et pourtant. Dylan roucoule, vibre, embarque comme rarement sur ces treize reprises de chansons adorées, période Highway 61-Blonde on Blonde pour un tiers, John Wesley Harding-Nashville Skyline pour le deuxième, plus un pot-pourri d’hymnes (Forever Young) pour le troisième. Léger, épais, merveilleusement chanté – un must-have inespéré. O.L.
Adèle Charvet, Teatro Sant’Angelo (Alpha)
La première écoute nous a laissés de marbre : encore une émule de Cecilia Bartoli qui tente de refaire le coup du CD alternant airs de furie sanguins et lamenti stratosphériques, gravés, de surcroît, en première mondiale, mais sans l’abattage, la flamboyance, les mille nuances expressives de la volcanique mezzo romaine. Puis, en insistant un peu, on s’est laissé séduire par ce timbre sombre et corsé, de burlat mûre, projeté avec puissance et naturel ; par les coloratures négociées en souplesse ; par cet art tellement français de la contention et de l’équilibre. Au point d’imaginer que certains fans de baroque vénitien pourraient apprécier cette collection d’airs de Vivaldi, Ristori, Chelleri et Gasparini accompagnés par le Consort, tout aussi posé, de Justin Taylor. Eric Dahan