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Cérémonie

Victoires de la musique 2024 : le grand pardon au rap

Pour sa 39e édition, la cérémonie qui se tenait vendredi 9 février au soir à Boulogne-Billancourt a multirécompensé comme prévu Zaho de Sagazan tout en essayant d’expier, enfin, des années de mépris du rap.
Gazo, lauréat de la Victoire de l’artiste masculin de l’année, ex aequo avec Vianney. (Bertrand Guay/AFP)
publié le 10 février 2024 à 8h20

«Je veux en finir avec l’entre-soi, le parisianisme et les petits arrangements entre amis» : tel était en début d’année le cri de ralliement de Vincent Frèrebeau, fraîchement nommé président des Victoires de la musique, une fonction qu’il a occupée plusieurs fois par le passé (2005, 2006, 2011, 2012). Mais cette fois, promis, c’est la bonne, tout va changer, assurait le fondateur du label indépendant Tôt ou tard, producteur entre autres de Shaka Ponk, Vianney et Clara Ysé (tous trois nommés…). Plus de nouveauté, plus de diversité – et de toute évidence, une grosse angoisse à l’idée de se faire dépasser et supplanter par les Flammes, cérémonie lancée au printemps 2023 par le milieu du rap sur les canaux numériques et qui «célèbre et repositionne les cultures urbaines» avec l’appui très marqué et très visible de Spotify. C’est ce qui va vite transpirer au long de cette 39e cérémonie des Victoires de la musique, sorte de soirée du grand pardon envers le rap, maltraité depuis des années, cantonné à l’insultante catégorie «musiques urbaines» (avec laquelle la cérémonie en a fini en 2020) ou au ghetto du «titre le plus streamé» (prix supprimé cette année, comme première amende honorable).

Après la sempiternelle et interminable intro menée au tambour martial par une armée de jeunes aux regards paniqués, de toute évidence là pour réarmer quelque chose, Zazie, présidente d’honneur, chante Rue de la Paix dans un grand délire Reine des neiges, puis s’adresse au public ; elle cite Platon, fustige les «réseaux soucieux», célèbre les «attachés de stress» et, filant sans faiblir une grande métaphore aquatique, s’enthousiasme de ce que «la musique, c’est comme une fuite dans la baignoire, c’est une inondation, aucune tuyauterie ne peut la contenir» avant de célébrer «les dégâts des eaux que la musique va causer à nos cœurs» puis de déclarer la cérémonie ouverte dans un inquiétant cri éraillé. Peut-être sent-elle déjà que le bateau coule ?

Sorties lunaires et artillerie lourde

Pourtant les deux animateurs Léa Salamé et Cyril Féraud ont tout fait pour ramener tant que possible la cérémonie dans les clous de la soirée dégoulino-embarrassante dont on a l’habitude depuis maintenant près de quatre décennies, en nous bombardant de «mythique», «iconique» et d’«hymnes de toute une génération», expédiant des hommages à la limite du faux pas (une capsule sur Jane Birkin montée à la diable, une célébration des disparus de 2023 en mode aléatoire, François Hadji-Lazaro apparaissant sur fond de Pow Wow ou Tai-Luc de la Souris Déglinguée avec Premier baiser d’Hélène Rollès, pendant que d’autres sont balancés par paquets de douze à l’écran, sans aucune précision, avec la Compagnie Créole à fond les ballons). On multiplie les sorties lunaires – Léa Salamé explique la drill, Léa Salamé salue la «muse» Jane Birkin, Léa Salamé félicite Nuit Incolore pour tout sauf sa prestation («Bravo, quelle tenue magnifique»), Léa Salamé bégaye en boucle le nom de Damso, les circuits visiblement au bord de la combustion… On ne rate pas une occasion de rappeler les 800 millions de milliards de streams d’Adèle Castillon ou Jain. On sort bien sûr l’artillerie lourde émotionnelle pour un hommage à Bernard Lavilliers qui n’avait pas l’air hyper au courant de ce qu’il venait faire là, regardant la caméra un rien affolé dans un look mi-vampire new age, mi-Corto Maltese, embarqué dans une séquence un peu tâtonnante avec Sandrine Bonnaire agrippée à un prompteur envoyant des phrases comme «Papa travaillait l’acier pour gagner des clous» ou «Marquée au fer, tu m’as forgée.» Et personne ne semble se remettre de l’absence d’Orelsan, omniprésent ces dernières années, au point que par trois fois seront rediffusées des images de ses triomphes – peut-être aussi pour dire : regardez, nous avons déjà honoré le rap.

Car il semblait évident que le vrai sujet de la soirée était de ramper ventre contre terre et demander pardon au rap («la musique la plus streamée en France», répété ad nauseam). Le rap, lui, en revanche n’était pas forcément dans les mêmes dispositions. Aya Nakamura, consacrée artiste féminine de l’année, n’était pas là – la récompense tardive ne lui aura pas fait oublier sa cuisante défaite en 2021 face à Pomme pour le trophée de l’artiste féminine (Pomme elle-même s’était alors dite «mal à l’aise» de sa victoire). Shay non plus n’était pas présente à la Seine musicale, récompensée pour le meilleur clip, de même que son compatriote belge Damso (victoire de la meilleure tournée) – ils étaient de toute évidence en train de regarder ce cirque de loin, hilares autour d’une carbonnade. Gazo récupère sa Victoire de l’artiste masculin de l’année en balançant une demi-phrase, laissant le soin à Vianney (vainqueur ex aequo) d’endormir tout le monde avec d’interminables et exemplaires remerciements à son public, son label, Vincent Frèrebeau, Gazo («mon gars»), une personne malade, et bien sûr la musique qui, «si elle est un cri, doit être un cri d’amour»«Quelle belle image ça dit de notre pays de la France» conclura Léa Salamé après avoir salué «le mariage du rap et de la grande chanson française» dans une séquence somme toute émouvante pour sa force symbolique.

Le plus joli coup sera toutefois signé Josman venu interpréter les Flammes, dans un sommet de provocation festive, accompagné par un chœur gospel. «On les a adorées vos flammes» dira Léa Salamé. Rebelote à l’issue du live de l’insipidissime Aimé Simone qui finit dans un cercle de feu – «Quel beau tableau, ces flammes» s’écrie à nouveau Léa, au paroxysme du syndrome de Stockholm. Profitons du traumatisme collectif pour rappeler que la prochaine édition des Flammes se déroulera le 25 avril au théâtre du Châtelet.

Zaho de Sagazan sacrée

Outre ce laborieux numéro d’expiation, l’autre grand thème de la soirée, ce sera le sacre attendu et programmé de Zaho de Sagazan, prodige de 24 ans qui a littéralement tenu 2023 en laisse – pas une publication, pas une radio, pas une playlist, pas un festival qui ne l’ait bombardée, martelée et mise en avant, résultat d’un faisceau de talents certes évident (dont celui, surprenant, décliné dans sa pastille de présentation aux Victoires : «Mon talent caché : je sais faire une toilette sur une vieille personne en deux minutes chrono») mais aussi, surtout d’une équipe de com dispersée en ordre de bataille – qu’est-ce qu’on attend encore pour envoyer son attachée de presse régler la guerre en Ukraine et le conflit Israélo-Palestinien ? De toute évidence, elle pliera l’affaire en un clin d’œil.

Venue récupérer son deuxième ou troisième trophée, on ne sait plus très bien, la jeune artiste à la tête bien faite a pensé à souligner entre deux sanglots («Enfant, elle pleurait beaucoup» explique Cyril Féraud) que loin des Victoires, des tas d’artistes n’étaient pas primés, ni entendus. Ça n’a pas l’air de grand-chose mais dans la litanie de remerciements en carton et sourires d’alligators (mention à Rachida Dati, félicitée par les présentateurs pour être «restée jusqu’au bout de cette cérémonie» et qui leur décoche un rictus crispé de madame Bovary traînée de force au marché aux bestiaux), la déclaration était plutôt salutaire et assez touchante. De quoi pardonner à moitié LE cauchemar de cette soirée, l’infernal Julien Granel («On adore son style, on adore sa moustache»), genre de Louis Chedid tombé dans une cuve d’acide qui joue 67 genres de musique en même temps dans un décor de Twister géant. Sa prestation, culminant dans une invasion de la scène par le public et une pluie de confettis, propulsera Léa Salamé par-delà les limites de l’extase («émotion pure, qui prend aux tripes, qui prend au cœur !»), lui faisant oublier le temps d’un instant la douloureuse opération de sauvetage qu’elle a dû tirer à bout de bras pendant trois heures et demie. Il faut reconnaître que flinguer «l’entre-soi, le parisianisme et les petits arrangements entre amis» et ramener le rap à la maison, c’était peut-être un peu trop – même pour elle.

Le palmarès :

Artiste féminine : Aya Nakamura

Artiste masculin : Gazo et Vianney ex aequo

Révélation féminine : Zaho de Sagazan

Révélation masculine : Yamê

Révélation scène : Zaho de Sagazan

Album : La symphonie des éclairs - Zaho de Sagazan

Chanson originale : La symphonie des éclairs - Zaho de Sagazan

Concert : Damso - «Qalf Tour» - Production : Strong Live /The Vie /Yuma /Carthage

Création audiovisuelle : Commando - Shay. Réalisateur : Guillaume Doubet