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French Touch

Yellow Productions : «On a amené quelque chose de pétillant, de glamoureux»

Trente ans après la création du label, ses fondateurs Christophe Le Friant (alias Bob Sinclar) et Alain Hô (DJ Yellow) reviennent sur ce qu’est au juste la «French Touch», mouvement auquel on oublie un peu trop souvent de les rattacher.

Christophe Le Friant (alias Bob Sinclar) et Alain Hô (DJ Yellow) vers 1990. (Philippe Levy/Yellow Productions)
Publié le 06/12/2024 à 18h32

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«French Touch» : appellation usée et abusée depuis le mitan des nineties, quand la scène électronique française était perçue par défaut, à la faveur des efforts créatifs de Daft Punk ou Dimitri From Paris, comme innovante et sexy. Abusée par exemple cet été, lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Paris, quand sont montés sur scène Phoenix et Kavinsky accompagnés d’Angèle. Car au-delà des liens des premiers avec les Daft (Laurent Brancowitz était membre de Darlin’, le premier groupe à guitares de Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo) et du deuxième avec Quentin Dupieux, clippeur de Laurent Garnier, quelques dents ont grincé. Notamment du côté de ceux qui ont vécu, en temps réel, le chambardement existentiel provoqué par les premiers disques de St. Germain, DJ Cam, La Funk Mob, des compilations Source Lab ou La Yellow 357.

Pour ceux-là, l’arrivée en fanfare de Phoenix en 2000 a marqué la fin de la French Touch et celle de Kavinsky signalé celle du renouveau – ce qu’on appellerait bientôt «French Touch 2.0». Pour ces anciens combattants, l’expression French Touch évoque même moins la house tissée de samples de disco qu’un jazz électronique hip-hop et funky – le son qui a mis sur la carte en 1993 un label qui fête cette année ses 30 ans d’existence avec un livre et une compilation, Yellow Productions. Ses deux fondateurs, Christophe Le Friant et Alain Hô, le premier devenu superstar adorée autant que moquée de la dance music mondialisée sous le nom de Bob Sinclar, le deuxième plus à l’aise dans une semi-pénombre sous le pseudo de DJ Yellow, ont même eu l’idée de titrer leur pavé anniversaire Nos 30 Ans de French Touch. Aussi il nous fallait vérifier avec eux, dans leur antre parisien, que nos souvenirs n’étaient pas erronés. Que c’était bien chez eux, en même temps que chez F Communications ou Solid, qu’a éclos ce merveilleux monstre musical qui continue de nous rendre si fiers trente ans après.

«Aujourd’hui la French Touch est devenue une marque pour étiqueter tout et n’importe quoi», réagit immédiatement Alain Hô, soulignant l’improbable inversion des valeurs qui s’est produite en quelques années pour la musique autour de l’étiquette «made in France». En 1994, quand Yellow Productions a sorti ses premières productions maison après la compilation Quelque chose de jazz, inspirée par la vague acid jazz, mieux valait cacher qu’on était français quand on sortait un maxi. Chris confirme : «On n’était pas beaucoup à oser se dire : “Allez on va se décomplexer, on essaie de faire un ou deux disques, on met que c’est pas français, c’est pas grave.”» Les disquaires londoniens qui vendaient les maxis de Mighty Bop (Chris et Alain), Reminiscence Quartet (produit et arrangé par Chris) les détrompèrent pourtant assez vite : ils ne sonnaient pas comme ceux produits en Angleterre mais tonnaient immanquablement frenchy. Alain Hô : «Les producteurs et les labels français ont tout de suite imposé une forme de sonorité française, une imagerie sonore. Je me souviens avoir été surpris quand on nous a signalé ce son, cette signature. Mais on apportait quelque chose qui manquait à la musique électronique – une touche un peu plus sexy, un peu plus féminine. Chris et moi, on aime les belles choses. On a amené quelque chose de pétillant, de glamoureux.»

«En deux phrases, j’ai capté qu’il était comme moi»

Pour en arriver là, Le Friant et Hô avaient, chacun de son côté, suivi des parcours typiquement français qui expliquaient que leur downtempo, sous l’influence nette et assumée du DJ londonien Gilles Peterson, et du label le plus cool de la période, Mo’Wax, ne sonne pas tout à fait comme les musiques qu’ils défendaient. Alain : jeunesse à Argenteuil, éducation auprès de Jaïd Seddak, champion du monde de kickboxing et ambassadeur de la Zulu Nation en France, premiers mix au Globo, soirées Chez Roger Boîte Funk, disquaire chez USA Music, rue des Tournelles, le meilleur disquaire hip-hop de Paris. Christophe : enfant du Marais, fou de culture rap qui fréquente les Bains Douches ou le Palace pour entendre Public Enemy à fort volume, autodidacte des platines dans sa chambre d’ado qui se forme dans un hôtel à Saint-Barth en 1991 après avoir convaincu le patron qu’il est meilleur que le DJ du coin. Jusqu’à leur rencontre, en 1992, où ils entrevoient ce qui pourrait les rassembler au-delà de leurs différences. Alain : «Dans le contexte de l’époque, la musique que j’écoutais, c’était impossible qu’un garçon comme Chris puisse l’écouter aussi. Mais en deux phrases, vraiment en deux phrases, j’ai capté qu’il était comme moi.» Les deux DJ entament leur collaboration avec une soirée – la Funk U au Studio A, rue de Ponthieu, sélection hip-hop et soul de pointe. «C’était de la discothèque à l’ancienne, trois salles, c’était très grand, intimidant. C’était Chris le fou. Tout de suite très engagé. Il avait envie, je lui ai dit, “t’es sûr ?” Il était à fond…»

Le succès est au rendez-vous, et si la Funk U ne se hisse pas, en réputation, au niveau des soirées Chez Roger Boîte Funk, ou Zoopsie, au Bobino, avec DJ Molskee. Chris : «La Zoopsie c’était Franck Chevalier, qui était manager de NTM, et Marthe Lagache, qui était mannequin pour Jean Paul Gaultier. Ils avaient réussi à réunir la banlieue et les mannequins, ce qui était inédit dans l’histoire de Paris aussi. Nous on a fait ça un peu à l’arrache, on n’avait pas le réseau, mais beaucoup d’ambition, on était frais, tout était naturel, on avait juste envie de faire exister cette musique.» Les deux DJ sont suffisamment enthousiasmés pour développer l’aventure avec un label. Alain : «Les déclencheurs, c’est nos premiers voyages à Londres, où l’on se rend compte que c’est possible de faire un label, et la découverte de New York, où Chris s’est acheté son premier sampler, où l’on a pris la mesure de l’ampleur de la nuit américaine.» A l’époque, New York vit en effet un fabuleux renouveau sous l’influence de nouveaux venus épatants, comme les Masters at Work, David Morales ou Junior Vasquez, et des clubs incontournables comme le Limelight ou la Sound Factory. Le Friant prend sa claque, mais s’amuse de prime abord avec des samples de jazz, de funk, de bossa-nova. Les Jazz électroniques, le premier maxi de The Mighty Bop, sort en 1994, la même année que les Tribulations extrasensorielles de la Funk Mob, le duo de Hubert Blanc-Francard et Philippe Zdar derrière, entre autres, les deux premiers albums de MC Solaar, alors qu’émerge un nouveau vocable dans la presse : trip-hop. Yellow Productions sera le principal laboratoire du genre à Paris – fédérant une petite scène de plus en plus caractérielle et frenchy, loin de la techno et des free partys ; DJ Cam, un peu plus tard Alex Gopher, Bang Bang, Air, Kid Loco, ou les transfuges du rap Doctor L ou Cutee-B. Alain Hô : «Il y a un morceau que j’adore de Mighty Bop, qui s’appelle Feeling Good. Basé sur un sample purement américain, mais on avait réussi à en faire un truc qui sonne français. La French Touch, avant d’être un style, c’était où aller chercher nos influences et surtout comment transformer cette matière première. Etienne de Crécy l’a super bien fait avec Super Discount

«J’étais toujours chez ma mère, où j’entreposais les disques dans le local à poubelles»

Puis un DJ au blaze éloquent, Dimitrios «Dimitri from Paris» Yerasimos, va débouler un jour avec un projet qui va non seulement accélérer le mouvement du label vers la dance music, vers le succès, mais surtout préciser son identité d’outsider franchouillard, in fine fier de l’être, sur la scène internationale. Chris : «Fabriquer 1 000 vinyles, à l’époque, c’était 20 000 francs, beaucoup d’argent. On n’avait pas dix balles, on faisait des petits boulots, j’étais toujours chez ma mère, où j’entreposais les disques dans le local à poubelles. On allait presser en Belgique et puis on allait à Londres en voiture les distribuer de la main à la main. On vendait tout, c’était extraordinaire, on se voyait dans la réussite absolue. Jusqu’au jour où Dimitri arrive chez nous avec Esquisses. Il nous fait écouter en disant qu’il bosse pour Chanel. C’était un peu plus house, pas trop notre truc, mais il était tellement persuadé de son truc, on l’a laissé faire, on n’a rien touché artistiquement. Même la pochette, avec la Tour Eiffel. On a pas mal appris avec lui. Tout de suite, on a plus vendu.»

Avec les succès du Sacrebleu de Dimitri from Paris en 1996 (500 000 albums dans le monde), puis de A Grand Love Story de l’ex-activiste punk Kid Loco en 1998, Yellow Productions va passer de petite maison chic, adorée par les médias (dont Libé, les Inrocks, et toute la presse magazine spécialisée) à maison de disque en vue à Paris. Un deal de distribution est signé avec Warner au moment où Chris met la touche finale à A Space Funk Project, premier maxi d’un nouveau projet qu’il envisage sous le pseudonyme de Bob Sinclar. De la house space et jazzy, basée comme ses projets précédents sur des samples, mais qui construit un pont avec ce que produisent les cousins DJ Gregory (signé sur Yellow), Etienne de Crécy, Cassius ou Erik Rug à Paris, mais aussi Kenny Dope des Masters at Work, qui avec son bien nommé The Bomb fait exploser la tête de Le Friant. La suite est à peu près connue, et concerne peut-être moins Yellow que Bob Sinclar lui-même – les ventes augmentent, s’accélèrent. Un voyage de Chris et Alain à Miami, en 1998, en compagnie de Thomas Bangalter et Alan Braxe, qui ont dans leurs valises des white labels de Music Sounds Better With You, le futur tube de Stardust, convainc Le Friant de proposer à Bangalter une collaboration. Ce sera Gym Tonic et le début d’un envol qui fera de Bob Sinclar la locomotive d’un label de plus en plus puissant et structuré, voire de Yellow Productions le label de Bob Sinclar.

Quitte à faire oublier les premières années essentielles, séminales du label, et pousser Alain Hô vers la sortie – à la veille de la sortie du morceau le plus célèbre de Le Friant, celui qui l’a rendu star de l’EDM, Love Generation. Ce qu’Alain Hô regrette sans le regretter : «A un moment donné, il y a une dernière porte à ouvrir, cette porte s’appelle Love Generation. Moi, devant cette porte, j’ai douté. Quand Chris est venu me faire écouter Love Generation, je ne voulais pas le vexer, mais je n’adhérais pas du tout.» Pascal Nègre, chez Universal, en fera le générique de la Star Academy, Bob Sinclar prendra le large, quelques années. A voir les deux assis sur un canapé ce matin d’automne, totalement en accord sur l’état catastrophique d’une scène obsédée par l’ego, les gros sous et les réseaux sociaux, fiers comme des papes de leur gros pavé, on se dit pourtant que demain, tout pourrait encore changer de nouveau. Chris : «Dans ce livre, on parle de tout le monde. Il n’y a pas beaucoup de livres sur la French Touch qui sont sortis, où tout le monde parle de tout le monde. Parce qu’il y a des clans dans cette French Touch. Dont certains ne parlent jamais de nous – mais nous, on parle d’eux parce que c’est important, parce qu’on est fans, on est fiers, et on est fiers de faire partie de cette famille.»

Bob Sinclar & DJ Yellow, «Nos 30 Ans de French Touch, Yellow Productions». Coffret vinyle «A French Touch By Bob Sinclar & Dj Yellow Since 1994»