Finalement, par choix ou intransigeance, David Lynch est resté toute sa vie un marginal weirdo et splendide qui n’avait pas ses entrées à Hollywood, un auteur si particulier que l’industrie le tenait pour un de ces énergumènes qui brillent fugitivement mais s’éteignent aussitôt, tant il faut laisser la place à tous ceux qui s’expriment sans détour ni plis dans le cerveau, et savent offrir au public la bonne dose de divertissement qu’il mérite après une grosse journée de labeur. Eraserhead sort en 1977, soit la même année que… Star Wars. Pas le même délire.
Quand le cinéma indépendant et la galaxie Miramax des Weinstein explosent dans les années 1990, Lynch n’est pas de la fête alors que les millions de dollars coulent à flots, mais on peut aussi dire avec le recul qu’il en anticipait sous diverses scènes de jeunes filles malmenées, abusées, le revers glauque, cette noirceur sans fond sous la surface chatoyante. La position éminente qui est devenue la sienne au fil du temps est réelle bien sûr et les éloges pleuvent, y compris d’un Spielberg multimillionnaire qui le tient pour son «héros» mais n’a jamais cherché à le produire. Car on ne peut ignorer qu’il n’a pu rassembler les moyens personnels ou financiers pour tourner un nouveau film après l’échec d’Inland Empire en 2006, et que s’il était le plus grand cinéaste encore vie, il était aussi celui qui tournait le moins, donnant le change à un fan-club international aussi frustré que pâmé en commentant tous les jours à heure fixe sur sa chaîne YouTube la météo de LA.
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Chaque livre doit «être la hache qui brise la mer gelée en nous», disait Kafka, dont Lynch souhaitait adapter la Métamorphose, et ce pouvoir d’effraction intime, qui en fait aussi un des artistes les plus traumatisants de ces cinquante dernières années, il l’injectait dans chacune de ses images, exauçant l’expérience du spectateur à des niveaux d’intensité sans équivalent avant lui et que personne depuis n’a su reproduire, convulsion du cru et de l’abstrait, de l’idéal et de son anéantissement. La perte est immense comme l’est la cosmogonie imaginaire qu’il nous laisse, et il faudrait plusieurs vies pour l’explorer.