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Peter Brook était «notre unique»

Ayant débuté avec le metteur en scène britannique ou admiratives de son œuvre, des personnalités de la scène évoquent la mémoire d’un génie avant-gardiste en quête de formes libres.
«Le Costume» de Mothobi Mutloatse, mise en scène de Peter Brook, en février 2012. (Victor/ArtComPress. Opale)
publié le 3 juillet 2022 à 19h49

«Pas un soir où l’on ne pleurait tant le public applaudissait», Anne Consigny, interprète d’Ania dans «la Cerisaie» d’Anton Tchekhov (1981)

«Je me souviens qu’on répétait douze heures par jour, mais qu’on consacrait le trois-quart des répétitions à des jeux d’enfants comme la chandelle et ce, jusqu’au dernier jour. Je comprenais très bien qu’il s’agissait de nous mettre tous au même niveau, de nous faire oublier et l’expérience, et la hiérarchie, et l’autorité, par de simples gestes : se saluer en se serrant la main le plus vite possible, par exemple. Pour moi, qui n’était personne et qui avait si peu d’expérience, c’était extraordinaire. Etre une débutante n’était plus un signe de quoi que ce soit. Je me souviens que, trois semaines avant la première, Peter Brook a commencé à faire venir dans la salle des publics étranges ou inhabituels. Il nous a fait répéter devant toute une salle de non-voyants, par exemple, ou encore avait invité tous les commerçants de son quartier.

Toujours trois semaines avant la première, il nous avait fait jouer dans le gymnase d’une école devant des enfants, si bien qu’on perdait tous nos repères. On avait plus de coulisses, la mise en scène telle qu’on la connaissait n’existait plus. Nous, on pensait que le spectacle ne serait jamais prêt, ne serait jamais fixé. Le jour de la première, on était au café, on a vu des gens dans une file d’attente, et on était sidérés. Que faisaient-ils ? Quand on s’est mis à jouer, il n’y a pas un soir où l’on ne pleurait pas tant le public applaudissait, tapait du pied, on pensait qu’il allait casser le théâtre. On était surpris à chaque représentation par son émotion. Je me souviens que la veille de la première, Niels Arestrup avait demandé à Peter : «Vous pensez que ça va marcher ?» Peter avait répondu : «Je n’en sais rien, mais en tout cas, ce sera de votre faute.» Ça m’est resté. Il pensait qu’il n’y avait jamais de mauvais public, que les acteurs étaient entièrement responsables de la représentation. Je me souviens de l’Espace vide, son essai, et de comment il nous mettait dans l’espace vide pour laisser la place à l’imagination. Le décor de la Cerisaie, c’était juste un tapis, un tapis roulé ou un tapis qui tombe. Pour nous tous, ça a été notre plus grande émotion théâtrale. Robert Murzeau, qui était un très vieil acteur et qui jouait Firs, m’avait dit : «Tu n’as pas de chance, toi. Parce que comme tu commences ta vie d’actrice avec Firs, tu seras toujours déçue.» Je n’ai pas été toujours déçue, mais il avait raison : une telle expérience ne s’est jamais retrouvée. Une dernière fois, juste avant le confinement, presque quarante ans après cette première, on a dîné tous ensemble, avec Peter. Il était notre unique.»

«Il avait un génie particulier pour dénicher ce qu’il y a de plus vivant en chacun de nous», François Marthouret, rôle-titre dans «Timon d’Athènes» de Shakespeare (1973)

«La toute première rencontre a été en coulisse. J’avais 19 ans et je voyais pour la troisième fois le Roi Lear que Peter mettait en scène en anglais avec la troupe de la Royal Shakespeare Company. J’étais tellement bouleversé que je m’étais glissé dans les coulisses et, quand j’avais vu sa silhouette, je m’étais précipité sur lui pour l’embrasser. Je me suis enfui avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit.

«La deuxième rencontre a été en 1970, lorsqu’il a constitué sa troupe d’acteurs du monde entier. Le travail était intense et ouvert, il nous plongeait dans le théâtre comme un artisan engagé. Il avait un génie particulier pour dénicher ce qu’il y a de plus vivant et de plus mystérieux en chacun de nous, grâce à des exercices qui nous poussait vers la plus grande sincérité. Pour moi, Peter incarnait les deux qualités nécessaires pour que le théâtre advienne : la présence et l’imaginaire. J’ai mis plus d’un an avant d’être capable de le tutoyer. Bien sûr, la recherche était importante et elle s’étalait sur plusieurs mois, sans que l’on compte le temps. Mais il ne s’agissait pas de travailler en vase clos. Durant cette période, certains travaux étaient présentés en public, car Peter proclamait que le théâtre n’existe qu’avec ce troisième partenaire qu’est le public. On avait par exemple créé Gaspard, la pièce de Peter Handke, dans les lieux les plus improbables, aussi bien à l’Ecole polytechnique que dans des bidonvilles. C’était avant qu’il déniche avec Micheline Rozan, cette salle en ruines et abandonnée depuis des lustres, les Bouffes du Nord dont il a fait le plus beau théâtre de Paris et qu’on a ouvert avec Timon d’Athènes de Shakespeare.

«La richesse et la fraternité de ce groupe, sa solidité et notre entente alors qu’on avait tous des expériences, des langues, et des vies très différentes n’ont pas cessé de m’étonner. Peter n’avait rien d’un gourou. Il n’était pas un prosélyte, n’avait aucune doctrine à nous inculquer, car lui aussi cherchait. Il savait s’y prendre pour qu’on travaille en paix dans les meilleures conditions possibles. Bien sûr, il avait cette intelligence et cette culture hors du commun. Mais il n’était jamais guidé par un besoin d’autorité. Son exigence était dépourvue de tyrannie, même s’il y avait une force de fer derrière sa douceur. C’était un homme plein, porté par une ouverture permanente. Jusqu’à son tout dernier souffle, Peter est un homme qui n’a jamais perdu l’enfance. Je l’aimais énormément.»

«Je me souviens du visage des acteurs aux saluts», Isabelle Huppert, actrice

«Le premier grand spectacle que j’ai vu dans ma vie, c’était le Songe d’une nuit d’été avec la Royal Shakespeare Company que Peter Brook présentait en tournée au Théâtre des nations [l’ancien nom du Théâtre de la ville, ndrl]. Un éblouissement. Je me souviens des saluts, du visage des acteurs aux saluts. Des visages livides. Ils avaient été au bout d’eux-mêmes. Ça m’avait beaucoup frappée. Je m’en suis souvenue longtemps et cette image me revient en force aujourd’hui. On sentait qu’ils venaient de vivre une expérience exceptionnelle. Tout comme nous… Tout comme moi…»

«Sa vision du théâtre a élargi notre esprit», Marilú Marini, comédienne, «Tempest Project» (2022)

«Avoir connu Peter Brook, avoir travaillé avec lui sur sa dernière mise en scène avec Marie-Hélène Estienne, Tempest Project, a été un cadeau de la vie. Il illuminait ce qu’il attendait de vous sur le plateau, mais toujours avec précision. On lui doit tellement de choses : sa vision du théâtre a élargi notre esprit. En répétitions, il était non seulement présent et actif, mais son oreille était d’une finesse extraordinaire. Il savait guider le comédien vers l’essentiel.»

«Cette rigueur dans la liberté» David Geselson, acteur et metteur en scène

«J’avais 20 ans et jeune étudiant au conservatoire. l’Espace vide, son essai sur le théâtre qui était déjà ancien puisqu’il est paru en 1977, était le livre qu’on lisait et relisait sans cesse. Un passage n’a pas cessé de m’habiter. C’est le moment où Peter Brook explique qu’il ne sait pas s’il va être metteur en scène. Quelqu’un lui répond : «Tu n’as pas besoin de le savoir. Décrète-le et ensuite tu le deviendras. Il n’y a aucun prérequis.» Je ne sais plus si cette petite voix est son double, mais il est certain que cette liberté et cette détermination sont comme une signature de Peter Brook, à l’œuvre dans ses plus beaux spectacles. Cette rigueur dans la liberté, sans pareil et avec légèreté.»