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Arles 2022: «Katalog», voir la vie en névrose

Les Rencontres d'Arles 2024dossier
En collectionneuse «obsessionnelle» et «fétichiste», l’artiste belge Barbara Iweins a fait l’inventaire de tous les objets de sa sphère privée créant une accumulation qui laisse le visiteur arlésien pantois et admiratif.
«Salle de bain», dans la série «Katalog» de Barbara Iweins. (Barbara Iweins)
publié le 9 juillet 2022 à 5h30

Il n’est pas si commun de trouver pareil contentement dans ce que donne à lire une exposition habilement scénographiée sous la forme de cubes – et l’ouvrage afférent – a priori axée sur la photographie. L’expérience, en l’espèce, semble unique, tant, par sa nature même (durée, dimensions, ressorts…), elle laisse pantois et procurant un sentiment à la fois incrédule et admiratif. Pendant quatre ans, «pièce par pièce, tiroir par tiroir», Barbara Iweins a répertorié l’intégralité des traces matérielles qui composent sa sphère privée, histoire de remettre un peu d’ordre dans… ses pensées, «après de très nombreux déménagements et un divorce soudain en 2015» qui l’a amenée à quitter Amsterdam, pour rentrer vivre à Bruxelles, avec ses trois enfants.

Piège dingo

Fort lucide sur ses motivations profondes, l’artiste belge un rien dérangée qui, au lieu de tout transférer sur le Bon Coin, a eu cette lubie apnéique s’assume ainsi en «collectionneuse névrosée», à la fois «obsessionnelle et fétichiste». D’où, plutôt qu’un roman graphique ou une autofiction, l’édification d’une usine à gaz à l’intérieur de laquelle, assez Sophie Calle dans l’âme, l’hikikomori entreprend d’isoler séparément les 12 795 éléments disséminés entre cave, salon, toilettes, escalier, cuisine comme autant de pièces à conviction qu’on produirait devant un tribunal. Tous placés au centre de l’objectif et détourés, sur un fond uni gris clair, assortis de commentaires sur les habitudes comportementales, ou usages perso, et de données chiffrées (statistiques, prix, quantités) que l’on serait bien en peine de vérifier, mais qui attestent le caractère maniaque du projet. Sachant, qu’outre le fait d’avoir de la suite dans les idées, ça n’est pas l’esprit qui manque à la naufragée volontaire, qu’on devine prise à son propre piège dingo. Exemple : «1 % des objets de la maison ont une valeur sentimentale. Plus les objets sont inutiles, plus ils me sont indispensables. L’inverse est également vrai» ; «9 % des objets de la maison sont rouges. La somme totale dépensée dans la maison pour les objets rouges : 6 793 euros». Ou : «90 % des objets gênants sont cachés dans ma table de nuit» (à rapprocher de : «Le vibromasseur rose fluo n’a été utilisé qu’une seule fois. J’ai perdu la batterie»).

Psalmodie du quotidien

Ce qui nous amène directement au constat suivant : par-delà l’éventuelle patte de la photographe, que le modus operandi et les formats rendent difficile à apprécier, Barbara Iweins possède un talent manifeste pour l’écriture, qui guide sa vertigineuse saga domestique, ingrate (pour elle) et fastidieuse (pour nous). Reconnaissons en effet qu’à la 57e chaussette noire, ou au 173e Lego (sur 805), l’attention faiblit un peu, mais que cette psalmodie du quotidien consumériste est plus que compensée par la succession de récits à la première personne du singulier, évoquant ses relations familiales, amoureuses et amicales avec une perspicacité tantôt drolatique, tantôt troublante. De sorte que, parti d’un état des lieux délibérément prosaïque, Katalog devient un précieux inventaire, dressé par une locataire chez qui on ne serait pas opposé à l’idée de taper l’incruste quand, également portée sur l’aphorisme, elle affirme : «J’ai toujours considéré qu’un inconnu est un ami qu’on a pas encore rencontré.»

Katalog, de Barbara Iweins à Photosynthèses. Livre aux éditions Delpire & co.