A l’occasion des 10 ans du BAL, plateforme indépendante d’exposition et de pédagogie dédiée à l’image contemporaine, une ou un écrivain s’empare chaque semaine d’une image pour porter un regard sur notre histoire collective, que celle-ci touche au politique, au social, au corps, qu’elle témoigne des derniers bouleversements ou fasse appel à une mémoire plus lointaine en résonance avec notre actualité.
Les hippies ont eu l’intuition de ça alors que le péril n’était pas encore bien clair : la société de consommation menait à sa perte l’humanité entière, en puisant trop largement dans les réserves de la planète, en violentant tous les écosystèmes. Mais on ne les écouta pas car collectivement, nous étions ivres ; le pouvoir de fabriquer en quantité industrielle nous rendait complètement sourds à toute autre façon de parler du monde. La machine se mit à produire tant et plus qu’on perdit de vue la question de la demande. Acheter sans raison, amasser pour amasser ? Tuer toute vie dans les sols à force d’engrais, de pesticides, ou en arrachant les haies de façon à exploiter de plus grandes parcelles ? Aucun problème ; rien ne devait se mettre en travers de cette puissance que nous indexions sur le profit.
Aujourd’hui on ne s’en fout plus, mais notre mode de vie n’a pas changé. Les réserves naturelles sont au plus bas, «nous vivons à crédit» répètent les journaux, appliquant à la nature le seul langage que nous sommes capables d’entendre, celui du fric et de la dette, celui de la sanction financière – même pour parler des fleurs et des arbres nous sommes incapables de sortir de la bulle asphyxiante que nous avons construite. Sans doute est-ce là un des grands événements historiques qu’il nous a été donné de vivre, depuis 1970, mais les images manquent, peut-être. Si elles font défaut, il faut s’interroger. La catastrophe écologique est-elle photographiable ou photogénique ?
Robert Adams n’a jamais été reporter je crois ; il appartient à une autre catégorie de photographes, de celle que les musées aiment à saluer. Je me souviens avoir beaucoup aimé la première partie de cette rétrospective parisienne au Jeu de Paume en 2014, dont la seconde partie était consacrée à la catastrophe écologique ; et avoir eu l’œil hameçonné par un tirage sur lequel je vais d’abord voir un monstre hirsute, avant de comprendre qu’il s’agit d’un fouillis végétal, et qu’une description devienne possible (des lianes ont colonisé trois arbres) ainsi qu’une comparaison (un chien abandonné dont tous les poils seraient emmêlés à la façon de dreadlocks).
Je veux en savoir plus et envoie mes yeux chercher une explication. Dans ce léger décalage du regard, qui abandonne l’image pour le cartel, il faut voir la main d’une pulsion d’ordre. Telle ou telle œuvre nous aura surpris mais un coup d’œil au petit texte qui l’accompagne et on apprend qu’elle est de tel artiste, ou qu’il faut la rattacher à telle époque de son parcours. On pensait être au Maghreb et c’est la Californie – que par la faute des Raisins de la colère on a tendance à imaginer comme le pays de Canaan, à la nature luxuriante, vraie corne d’abondance. Mais Steinbeck n’est pas seul en cause si l’on peine à imaginer les déserts californiens, et leurs zones fantômes : qu’on y ait séjourné ou non, la Californie c’est surtout la Silicon Valley, des yuppies, un état qui est à lui seul presque aussi riche que la France.
La passion du rangement a encore frappé, la surprise initiale est ravalée. Dans ce combat entre deux types de sensibilité, le cartel seconde l’intelligence qui discoure ou fait des phrases ; il nous fait sortir de l’univers des formes (incertain, plastique) et il leur substitue des mots, des idées. : «Remains of a eucalyptus windbreak, Redlands, California [Restes d’un eucalyptus brise-vent]», 1982, tirage argentique, 22,86 × 28,57 cm, Yale University Art Gallery, New Haven. Courtesy Fraenkel Gallery, San Fransisco © Robert Adams.
«La certitude que nous serons jugés»
Pourquoi m’être arrêté à cette image donnant à voir les restes d’une haie chargée de briser les bourrasques qui assèchent la terre ? Passées les deux premières secondes, je deviens capable de le dire : j’ai quatre photos chez moi, sur lesquelles on voit la végétation reprendre ses droits, contestant le désir des hommes de mettre la nature en coupe réglée. Si j’étais rentier, cette photo de Robert Adams pourrait intégrer cet embryon de collection (1) car elle me fascine un peu cette «forme informe», et le message qu’elle véhicule (la nature hors de contrôle, ou incontrôlable). Mais le cartel que je viens de citer était doublé, en 2014, d’un texte plus long, qu’Adams aura rédigé lui-même, et sans doute est-ce à cause de lui que je me souviens de cette photographie, malgré le temps qui a passé.
«Le Sud de la Californie était, d’après les témoignages de ceux qui y ont vécu au tournant du siècle, une région magnifique : il y avait des chênes vigoureux sur les collines, des vergers dans les vallées, et, le long des routes, des cyprès ornementaux, des palmiers et des eucalyptus. Même aujourd’hui, on parvient presque à imaginer une sorte de paradis à partir de ce qui reste : l’architecture des vieux troncs d’eucalyptus, par exemple, ou le parfum astringent des arbres en fleurs qui se mêle à la douceur des fleurs d’oranger. Mais aujourd’hui, ce qui reste des plantations d’agrumes est en grande partie à l’abandon, destiné à être abattu, et les grands eucalyptus ont souvent été vandalisés, comme ces centaines de spécimens, à l’ouest de Fontana, sur lesquels on a tiré à la carabine, à hauteur d’homme. Toute notre vie, nous pourrons nous demander si les arbres qui subsistent peuvent nous rassurer. Ce qui est clair, c’est la perfection de ce qui nous a été légué, la médiocrité de notre attitude, et, compte tenu de nos carences, la certitude que nous serons jugés».
Prendre cette photographie reviendrait à dénoncer l’agriculture intensive. Comme les vagues sur un brise-lames, le vent était haché par ces haies d’eucalyptus dont l’ombre, au sol, fixait également l’eau. Partant, les agriculteurs n’avaient pas besoin d’arroser continûment, ou d’utiliser ces engrais chimiques qui sont à l’origine de quantité de cancers. Mais les haies ne sont plus entretenues, nous dit Robert Adams, et l’homme ne sait plus ce qu’il savait – par le passé. Il ne tient plus compte de son environnement depuis qu’il peut le martyriser.
Élégiaque, ce texte d’Adams fait revivre l’idée d’un paradis perdu, et c’est une chose que l’on peut discuter, déjà – sans nier un instant que la nature est en péril, et l’humanité avec elle. Il est possible, oui, de parler des métamorphoses de la nature d’une façon très différente. Julien Gracq le fit – c’est un exemple. Géographe au fait du façonnement du paysage par la paysannerie au fil des siècles, Gracq écrivit au moins deux fragments heureux sur l’évolution du bocage du Maine-et-Loire : «Les fermes que j’ai connues pendant un demi-siècle emmurées par les haies, hostiles et soupçonneuses, remparées de clôtures d’épines, alertées de loin contre toute approche par des chiens hargneux, semblent cligner de toutes leurs fenêtres comme une bonne auberge, dérouler de loin un tapis vert jusqu’au bord de la route pour inviter la flânerie du passant. Cette campagne déclose et maintenant timidement souriante […] me fait penser quand je m’y promène à une demeure longtemps endeuillée qui une à une rouvrirait ses fenêtres ; un ban semble levé qui pesait sur cette terre méfiante et sauvage : on enlève les housses, les maisons blanches sont nues et claires dans l’air qui les baigne comme une lessive de printemps». (2) Peu de rapprochements possibles entre cette campagne qui semble s’ouvrir et l’open field américain, mais enfin : Robert Adams voit cette évolution comme une catastrophe, et l’écrivain français la décrit comme une chose étonnante – non pas nécessairement heureuse ou désirable mais intrigante à tout le moins. Je crois que ce sont là deux attitudes face à la vie, et qu’il n’est pas inutile de rappeler qu’il entre dans chaque attitude une part de décision. Nous sommes un peu responsables de nos humeurs ; le biais qu’elles proposent modifie la réalité de fond en comble.
Une tension entre la beauté et la tristesse
Mais c’est un autre aspect de ce texte que je voudrais discuter ici, car depuis cette visite au Jeu de Paume je conserve le souvenir d’une surprise – je pourrais même dire que ce texte alluma un feu de broussailles dans ma tête française : Robert Adams ne me parlait pas du tout de ce que je venais de voir. Si j’étais évidemment capable de relier les mots «Remains of a eucalyptus windbreak» à l’image qui venait de retenir mon attention, je ne pouvais que relever l’existence d’une tension entre la beauté, ou mon enthousiasme, et la tristesse ou la colère qui s’exprimait dans le second cartel. Contempteur d’une certaine médiocrité contemporaine, Robert Adams y condamnait une chose que l’image venait d’abord de rendre aimable – à mes yeux du moins. La photographie travaillerait à contresens du photographe ?
Ou si ce n’est pas l’abandon qui est enthousiasmant, c’est l’œuvre elle-même, c’est-à-dire cette photographie. Dans un roman (Appoggio, publié en 2003) j’ai voulu explorer cette faille : s’ils s’appuient sur des textes très durs, qui sont des appels au crime, l’air de la reine de la nuit (la Flûte enchantée) et l’air de la vengeance (dans Rigoletto) sont aussi et d’abord des airs enlevés ; le cœur s’emballe, et sans aller plus loin on pourrait se croire heureux.
Dans cette tension que je souligne (entre la photo de Robert et le propos d’Adams) revit une idée que l’on entend parfois : l’artiste ne serait pas le mieux placé pour commenter ce qu’il fait. Mais je m’intéresse à autre chose, en l’occurrence. Une certaine photographie ne serait-elle pas intrinsèquement rétive à son éditorialisation, ou à l’affirmation d’une morale ? Les signes physiques seraient plus mobiles, ils attraperaient plus de significations… Sur cette photo, le sol est aride apparemment, épuisé. Rien ne semble pouvoir pousser à cet endroit, et Robert Adams a bien raison. Mais ces larmes et cette poussière sont contestées, aussi, par cette grande vague végétale qui a trouvé quelque part la force de se dresser, nourrie on ne sait comment. Autre exemple de cette richesse sémantique qui fait la fortune de la photographie : le camaïeu des gris est infiniment doux, alors que la légère surexposition de cette image plaidait pour un soleil condamnant la nature à une aridité sans retour…
Je voudrais tirer encore le fil de cette idée. Lorsque Stephen Shore photographie le parking d’une petite galerie marchande (3), il donne à voir un lieu où l’on aimerait se trouver alors que pas un parking ne s’imposera comme une destination en soi – ce sont toujours des lieux qu’on utilise, où l’on est retenu (par exemple : «J’attends que mon fils ait terminé l’achat qu’il voulait faire dans cette boutique»). Dans le cas de Shore, ses photographies ont quelque chose de paisible et de suranné qui suggère immédiatement une nostalgie de la chose photographiée. Il transforme un lieu commun en lieu singulier, et fait advenir une saveur au cœur du banal.
Rejoindre le monde au présent, tel qu’il est
Or je crois que le processus est le même dans le cas de parkings glauques, où l’on verra des femmes et des hommes se shooter dans des conditions sordides. Je me souviens du travail de Sandra Mehl sur une famille de la cité Gély, à Montpellier. L’appartement encombré de choses qu’on voudrait jeter pour que les vivants puissent déployer leur corps, les abords dégueulasses de l’immeuble, où l’on pourrait voir des carcasses de voitures. Tout cela sent le mauvais alcool, le tabac froid et le chômage endémique, et l’on ne peut que souhaiter autre chose pour les gamines. Mais pour soi, c’est une autre affaire : en regardant ce type de photos, on peut être en même temps consterné par la misère et la détresse, et être ému par ces visages ou ces corps épuisés, et désirer mystérieusement ce monde-là. Non pas prendre la place de ces hommes ou de ces femmes, mais être là, et en quelque sorte participer à cette vie-là.
Ou s’il ne s’agit pas de rejoindre et «participer», la photographie est l’occasion d’un lien plus politique. Alors que j’échange avec lui sur ce texte, un ami m’écrit que «Parfois la photo nous présente un monde dans lequel une gamine nue et affolée court en hurlant sur une route du Vietnam en guerre — l’image a le mérite de montrer ce qui est proprement insupportable et donc de prendre, en l’espèce, le parti de la gamine…» D’où cette idée : la photographie aiderait à lutter contre la séparation (des vies et des mondes). S’il veut dénoncer la misère, le photographe réussit tout autre chose : il me console de la solitude et m’aide à rejoindre le monde au présent, tel qu’il est. La photographie élégiaque n’existe pas. Nan Goldin l’a confié : si elle a d’abord photographié pour fixer la vie de ses amis et conjurer leur disparition possible, elle est aujourd’hui terrifiée par toutes les photos qu’elle a accumulées ; elles ressassent la perte irrémédiable.
«La caméra a été inventée pour célébrer la réalité» a dit Jonas Mekas. Pour ma part je ne dirais pas que l’intention de célébrer s’impose au photographe ou au cameraman. Même quand son positionnement semble parfait sur le plan de l’éthique, même s’il n’a rien esthétisé – au sens étroit et négatif qu’on donne souvent à cette idée –, le monde, quoique blessé, apparaît aimable ou désirable. Non, ce n’est pas une affaire d’intention. Mais j’ai besoin de ces photographies ; elles m’apprennent à aimer le monde tel qu’il est. Lorsqu’on l’aime sans le connaître et sans vouloir s’y frotter, quantité de micro-alarmes indiquent un porte-à-faux. L’inconfort qui en découle peut être minimal, il n’en sera pas moins constant. Une vision tordue des choses met sous pression.
La camera ou l’appareil photo (ou le smartphone) ne montrent pas le monde tel qu’il est – je ne suis pas naïf à ce point. Mais que l’on parle du maniérisme d’Antoine d’Agata lorsqu’il photographie la prostitution, ou des images frontales rapportées de Pigalle par Jane Evelyn Atwood, en 1978, à chaque fois la tentation de discourir est comme battue en brèche, et l’image montre un monde débarrassé (temporairement) de tout jugement. Il en reste des traces (telle ou telle figure affligée à force d’être insultée), l’artiste montrant des figures de cauchemar, ou celles de la plus grande tristesse, mais des miettes de désir ou de fraternité sont également visibles (ou produites par mon regard) qu’il faut distinguer de la pitié. La photo invite à aimer le monde tel qu’il est. Elle ne le change que de manière invisible, à l’instar de la littérature, mais elle apprend à l’aimer déjà, avec ses blessures, et ce visage que l’on serait tenté de dire défiguré.
(1) On trouvera un texte sur ce sujet dans She’s Lost Control #2, Paris, éditions Sometimes, 2018, consacré à Tendance Floue.
(2) Julien Gracq, «Lettrines II», Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 336 et p. 346-347.
(3) Stephen Shore, Uncommon places, The Complete Works, Londres, Thames & Hudson, 2014.
Dernier ouvrage paru : Ceux qui trop supportent (éd. Verticales, 2021)
«En présence des images» est une série conçue par la Fondation Evens et LE BAL, en partenariat avec Libération, avec le soutien du ministère de la Culture.
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