Menu
Libération
50 ans, 50 combats

De la «une affiche» au numérique, «Libé» journal de la photo

Libération a 50 ansdossier
Dès la fondation, l’image est un support fondamental pour le journal, mais c’est en 1981, grâce à Christian Caujolle, que sera définie une politique photographique unique en quotidien, qui met l’image au centre de la conception du journal.
La une de «Libé» du 9 juillet 2022.
publié le 3 novembre 2023 à 7h04

La vraie naissance de Libé comme journal photographique date de 1980 mais tous les ferments étaient déjà là depuis la fondation en 1973. Car l’APL, l’Agence de presse Libération, fondée en 1971 par des journalistes et militants d’extrême gauche qui formeront l‘embryon du futur Libération, proposait non seulement des dépêches mais aussi des images. Et Fotolib, la branche photo de l’APL, sera de facto le premier service photo de Libération. Ainsi, dès les prémices, et même s’il n’y avait pas encore de politique photo proprement dite, la matière était là. Ne manquait plus qu’une réflexion sur sa mise en valeur.

Cette étape est franchie en avril 1980, à l’occasion de la mort de Jean-Paul Sartre. Serge July entend casser les codes: la une doit être exceptionnelle, à la hauteur de l’importance de Sartre dans la vie intellectuelle, bien sûr, mais aussi de son lien unique avec Libé. July veut LA photo. Celui qui est chargé de dénicher la perle rare s’appelle Christian Caujolle. Journaliste pour Libé à Toulouse depuis 1973, il était monté à Paris en 1978 pour intégrer la rédaction et avait créé une rubrique dans laquelle il rendait compte des expos. Il recherche donc dans l’urgence le cliché qui deviendra la première «une affiche» de Libé. Il écume les archives des agences, mais c’est dans le Nouvel Obs qu’il trouve finalement son image. Il s’agit d’une photo déjà publiée, certes, mais le geste de sa mise en scène à la une d’un quotidien crée un précédent. La racine d’un concept que Libé inventera l’année suivante : le quotidien magazine.

Hors-champ et décalage

Car durant l’arrêt de la parution du printemps 1981, ces quelques mois où Libé entreprend sa mue, Caujolle définit avec July une véritable politique photographique qui deviendra un des marqueurs essentiels du journal : on respecte le point de vue du photographe au même titre que celui du reporter, on ne recadre pas, on choisit avec lui et on met l’info en scène en partant de l’image. Caujolle, dès 1981, a voulu des photographes auteurs : s’il s’est battu pour que ses iconographes aient la carte de presse, les photographes, eux, ne sont pas salariés. Il s’agit de rechercher pour chaque sujet un œil, un point de vue, un décalage qui corresponde à la manière dont on entend donner à voir l’actualité. Et ça change tout. Sa première commande, en mai 1981, sera de mandater les photographes de Magnum pour couvrir l’investiture de François Mitterrand. Au tarif Libé... De Cartier-Bresson à Martine Franck, tous acceptent.

Au fil des années, le parti-pris s’impose. A l’été 1981, Caujolle confie à Raymond Depardon une chronique quotidienne, «Correspondance new-yorkaise». On râle un peu en interne sur cette place «perdue». Pas longtemps. Le format s’impose, François Hers et Sophie Calle se prêteront au jeu les deux années suivantes. En 1982, Gilles Favier donne à voir le hors-champ du Festival de Cannes; l’année suivante, Xavier Lambours inaugure la tradition des portraits cannois. En 1984, John Vink pose son œil sur le Tour de France, expérience renouvelée en 1985 avec Sebastião Salgado, dont Libé publiera la même année, à trois reprises, le travail fondateur qu’il a alors entrepris dans les camps du Sahel. A la même période, Caujolle demande à Françoise Huguier de jeter un regard différent sur les défilés de mode et leurs coulisses. Ou à Jean-Claude Coutausse de réinventer, en le décalant, le portrait politique. Car le décalage est une marque de fabrique : «Si le journaliste te dit quelque chose, tu fais le contraire», confie Caujolle à Gilles Favier. En 1986, il partira lancer l’agence VU, créée au sein de Libération dans le cadre d’un projet de lancement d’hebdomadaire. Le magazine ne se fera pas, mais l’agence elle, était née.

Au cœur du processus éditorial

Dans le sillage de Caujolle, Louis Mesplé, Laurent Abadjian, Dan Torres, Luc Briand, Mina Rouabah puis moi-même avons continué, chacun à notre manière, à faire vivre cet état d’esprit. En 1994, le lancement du portrait de dernière page permet de tisser un fil photographique quotidien, centré sur l’intimité, répondant à la une qui témoigne, elle, du fracas du monde. Aujourd’hui, avec quasiment 1800 jours de commande par an, Libération est le quotidien français qui produit le plus d’images. Et c’est cette attention au travail de chaque photographe qui les pousse à travailler pour Libé, même si ce n’est pas toujours très bien payé. Bien sûr, le numérique change la donne. Le dialogue ne se fait plus au cœur de la rédaction autour de planches contact développées dans le labo du journal, mais il a trouvé de nouvelles formes. Les photographes restent au cœur du processus éditorial, comme le démontre le Libé des photographes, publié chaque année depuis 2015 à l’occasion des Rencontres d’Arles; comme le prouve la maquette de chaque page, dont le type de narration visuelle découle du matériel photo et non l’inverse; ou comme l’illustre chaque jour la conception de la une. Contrairement au reste de la presse quotidienne, c’est la photo qui est choisie en premier, avant de rechercher le titre. Toujours.