Alice Springs, qui s’était choisi comme nom de photographe celui d’une ville en plein désert australien, est morte à Monte-Carlo à l’âge de 97 ans. Alice Springs était aussi June Newton, la femme du photographe de mode Helmut Newton, décédé il y a quinze ans. C’est la Fondation créée à Berlin en l’honneur du son époux qui a annoncé sa mort ce week-end.
Difficile de parler d’Alice Springs sans évoquer sa moitié tant la vie de ces deux artistes était liée. Alice Springs ne serait sans doute pas devenue Alice Springs si elle n’avait pas croisé Helmut Newton en Australie dans l’après-guerre. Et Helmut Newton ne serait probablement pas le même s’il n’avait pas eu à ses côtés la fervente, volontaire et piquante June Brown, fille de la campagne, née dans l’Etat de Victoria en 1923.
Photographe de la simplicité
Ainsi commencent les premières pages d’Us and Them, magnifique livre de photographie qui raconte en image la vie de ce couple hors-norme : «Alice Springs, née June Brown, nom d’actrice June Brunell, mariée à Helmut Newton à Melbourne (Australie) en 1947, devenue Alice Springs en 1970.» Dans ce fascinant ouvrage qui retrace la relation amoureuse et l’inspiration artistique de ce couple sans enfant, on découvre une Alice Springs tout en subtilité, beauté fatale qui accepte son vieillissement avec panache, photographe de la simplicité et observatrice en retrait du monde dans lequel évolue son mari avec fulgurance.
Il y a dans le couple du yin et du yang, dans leurs photographies aussi. Chez Helmut, on retrouve la sophistication, l’artifice, la provocation, la mise en scène du désir masculin, le corps féminin traversé par les images de Leni Riefenstahl – le photographe a dû fuir l’Allemagne nazie dans les années 30. Chez Alice Springs, les images traduisent une approche sensible, sans arrière-pensée, avec un dépouillement volontaire et une grande place donnée au modèle. «Une femme photographe ne peut jamais obtenir d’un homme ce qu’un homme peut obtenir d’une femme. J’ai utilisé tous mes talents d’actrice pour faire en sorte que les gens se détendent, se sentent à l’aise et me regardent simplement», expliquait Alice Springs dans Une histoire mondiale des femmes photographes.
Car lorsqu’ils se rencontrent à Melbourne, June se présente comme modèle au studio d’Helmut Newton. Elle est belle et elle est actrice, le soir, elle se produit sur les planches. Enamouré, Helmut Newton va la voir jouer et l’invite au restaurant. Il finit par épouser une shikse, une non juive, contre l’avis de sa communauté. «Qu’est-ce qu’elle avait de plus que les autres ? D’abord, c’était une actrice, raconte le photographe dans son Autoportrait. Et puis elle me faisait beaucoup rire et continue de le faire. Elle était très drôle. C’était aussi une très bonne chanteuse. Je me souviens des heures dans ma Veronica [sa voiture ndlr], vitres ouvertes, le vent qui s’engouffrait et le soleil qui brillait, et June chantant une foule de chansons merveilleuses. Des chansons australiennes. des chansons anglaises. Des trucs de Shakespeare. C’était très différent de tout ce que j’avais connu avec les autres filles, parce qu’il n’avait été question jusqu’alors que de sexe. Avec June, ça prenait une autre dimension.» June sert alors de modèle à Helmut mais aide aussi son mari à développer les films dans les cuvettes, elle fixe et rince les tirages. «La pauvre June n’a jamais empoché un sou pour ses poses : sous prétexte que j’en avais davantage besoin d’elle», reconnaît le photographe égoïste, appelé à travailler en Europe pour le magazine Vogue. Naturellement, June Newton le suit.
Une patte chaleureuse et sincère
Après Londres, le couple s’installe à Paris. Et la carrière d’Helmut décolle. Mais celle de June patine, impossible d’être comédienne anglophone à Paris. June Newton soigne alors sa dépression dans les tubes de peinture et les toiles qu’elle distribue à ses amis. Une anecdote savoureuse lui glisse l’appareil photo en main. En 1970, alors que son mari est cloué au lit à cause d’une grippe, elle se saisit de son matériel et se rend au rendez-vous à sa place pour le compte de la marque de cigarettes Gitanes. Le client n’y voit que du feu ! Ni vue ni connue, June Newton devient photographe ou plutôt… Alice Springs. Autodidacte de talent, formée à l’école newtonienne, elle travaille alors pour Vanity Fair, Elle ou Vogue. Elle réalise des portraits de célébrités et de l’élite culturelle parisienne et hollywoodienne, photographiant Yves Saint-Laurent, Billy Wilder, Catherine Deneuve, Nicole Kidman, Madonna, Karl Lagerfeld, Loulou de la Falaise et les Hells Angels avec une patte chaleureuse et sincère.
Muse, épouse, complice, critique et légataire, June Newton s’est frayé un nom dans l’ombre de l’ambitieux Helmut. Elle lui a érigé un musée à Berlin, la Helmut Newton Foundation. Toute leur vie est montrée dans le livre Us and Them, drôle et poignant ouvrage autobiographique : on y lit aussi bien la crise cardiaque d’Helmut Newton que la maladie de June – une opération lourde dans les années 80. Mais surtout ces autoportraits où avec son carré noir, long et parfait, elle rit d’elle-même et de son couple devant un miroir. Sa personnalité multiple, actrice, modèle, photographe, et sa solidité morale lui ont permis de se réinventer dans une vie faite de voyages, d’amour et de rencontres où l’appareil photo a été l’outil de travail et le révélateur.