
Dans l'œil de Libé
EN IMAGES - Dans la «Camargue espagnole», l’exploitation à peine cachée des saisonniers étrangers
publié le 20 mai 2025 à 17h34
En novembre 2024, l’Espagne annonce une réforme migratoire pour régulariser 900 000 sans-papiers en trois ans. Au cœur de cette promesse, les serres et champs de Huelva, en Andalousie, concentrent toutes les contradictions du système. Les travailleurs, principalement marocains, récoltent les fraises dans des conditions difficiles : cadences élevées, faible protection sociale et dépendance aux employeurs. Une main-d’œuvre invisible survit dans les chabolas, bidonvilles sans eau courante ni électricité, à quelques mètres des exploitations agricoles. Malgré l’action d’associations locales, la situation reste marquée par une grande précarité et l'inaction politique.
Mathilde Mazars/LibérationLa production agricole intensive est souvent située à proximité d’industries chimiques, notamment dans les zones de Palos de la Frontera et ici Moguer, où des serres de fraises côtoient des installations industrielles. L’utilisation de substances toxiques comme le bromure de méthyle ou la chloropicrine, pourtant interdites, suscite de sérieuses inquiétudes pour la santé des travailleurs agricoles exposés à ces produits mais aussi pour la contamination des sols et des nappes phréatiques.
Mathilde Mazars/LibérationChaque année, plus de 10 000 travailleurs marocains, principalement des femmes, sont recrutés pour travailler dans les champs de fruits rouges à Huelva. Ce recrutement s’inscrit dans le cadre d’accords bilatéraux entre le Maroc et l’Espagne, via le programme de migration circulaire. Les besoins en main-d’œuvre sont définis à l’avance par des associations agricoles espagnoles comme Interfresa, puis des campagnes de sélection sont organisées dans plusieurs régions rurales du Maroc. Les femmes, convoquées à des entretiens collectifs, sont choisies selon des critères précis : âgées de 25 à 45 ans, en bonne condition physique, ayant une expérience agricole ou domestique, et souvent mères de jeunes enfants (un critère qui vise à garantir leur retour au pays à la fin du contrat).
Mathilde Mazars/LibérationComme de nombreuses marocaines, Amina (prénom modifié) est arrivée en Espagne en février, après une traversée en ferry depuis le port de Tanger jusqu’à Algésiras, pour participer à la campagne de cueillette des fraises à Huelva. Mais dès les premiers jours, les difficultés se sont enchaînées. «En mars, c’était le ramadan. Nous commencions à travailler dès 4 h ou 5 h matin, c’était dur de tenir toute la journée sans manger ni boire.» A cela s’ajoutent des heures supplémentaires nombreuses, non déclarées, donc jamais payées. Pourtant, une convention collective régit le travail agricole en Andalousie. Les rapports avec les contremaîtres sont tendus. «Tout au long de la journée, les chefs nous parlent avec agressivité, parfois de manière humiliante. Ils nous lancent des insultes que j’aurais honte de répéter. Il faut tenir le rythme sans jamais ralentir. Travailler dans les champs, c’est vivre dans une peur constante. Et il paraît qu’à l’usine, c’est encore pire.» Certaines de ses collègues, enceintes, continuent à travailler jusqu’au jour même de leur accouchement.
Mathilde Mazars/LibérationLa province de Huelva se distingue par une économie essentiellement axée sur l’agriculture intensive et l’industrie chimique. Cette région est le principal producteur de fraises d’Europe, avec environ 6 000 hectares cultivés et une production annuelle oscillant entre 240 000 et 270 000 tonnes, dont environ 80 % sont exportées vers l’Europe. Chaque année, l’industrie de la fraise à Huelva génère plus de 100 000 emplois, directs et indirects, faisant de cette région le cœur battant de la production européenne.
Mathilde Mazars/Libération«La plupart des femmes ne connaissent pas leurs droits, ne parlent pas espagnol et ne savent ni lire ni écrire. Elles n’ont donc aucun moyen de se défendre», explique Amina (prénom modifié). «Quand l’une de nous tombe malade, il faut supplier les chefs pour qu’ils acceptent de nous emmener à l’hôpital. La plupart du temps, ils refusent. Et lorsqu’ils acceptent, on se retrouve seules dans la voiture avec un homme. Ce n’est pas rassurant.» Le harcèlement sexuel est un problème récurrent, signalé depuis plusieurs années par des ONG et des syndicats. Certaines travailleuses affirment avoir subi des pressions de la part de contremaîtres ou d’autres supérieurs hiérarchiques leur demandant des «faveurs sexuelles» en échange d’un renouvellement de contrat ou sous la menace d’un licenciement immédiat.
Mathilde Mazars/LibérationC’est au milieu des serres de fraises que Manuel et Fatima se sont rencontrés il y a quinze ans. Venue seule en Espagne en 1997, laissant sa famille derrière elle, Fatima a enduré de longues journées courbée dans les champs, jusqu’à ce que les douleurs au dos mettent fin à sa carrière agricole. Déterminée à venir en aide aux travailleuses saisonnières, elle reprend en 2015 avec son mari une association locale et devient présidente de l'association des femmes migrantes en action (asociación de mujeres inmigrantes en acción), dédiée à la défense des droits des exilées.
Mathilde Mazars/LibérationLe téléphone de Fatima ne cesse de vibrer. Jour et nuit, les appels s’enchaînent. «Quand on m’appelle, je viens. Je fais ce que je peux pour leur donner un peu de force. Tous les jours de nouvelles personnes arrivent, s’il n’y a pas de changement au niveau de la régularisation, si le travail au noir continue, rien ne changera.»
Mathilde Mazars/LibérationLa province de Huelva reste marquée par une culture profondément rurale et conservatrice. Malgré la forte présence de travailleurs immigrés l’intégration de ces populations reste limitée. Selon diverses études sociologiques, la majorité des immigrés à Huelva vivent dans des conditions précaires, souvent isolés dans des campements proches des exploitations agricoles, sans véritable accès aux services sociaux ou aux structures d’accueil. Le tissu social local, peu ouvert à la diversité culturelle, freine leur inclusion, et les interactions entre populations locales et immigrées se limitent souvent au cadre professionnel. Ce décalage entre la présence massive d’étrangers et leur marginalisation révèle une fracture sociale alimentée par le poids des traditions. Défilé lors de la semaine sainte à Huelva.
Mathilde Mazars/LibérationEn bordure des exploitations agricoles, à Moguer, d’autres travailleurs immigrés, venus principalement d’Afrique subsaharienne, habitent dans les chabolas, des bidonvilles de fortune. La région compte environ quarante campements informels, où entre 3 000 et 7 000 personnes vivent. Ces campements sont régulièrement la proie d’incendies laissant des centaines de personnes sans abri du jour au lendemain.
Mathilde Mazars/LibérationFace à l’absence de services publics dans ces campements informels, plusieurs associations locales et ONG jouent un rôle essentiel. Elles apportent une aide humanitaire de base, comme la distribution de nourriture, de vêtements ou de produits d’hygiène, et proposent également un accompagnement juridique et administratif pour aider ces personnes à faire valoir leurs droits ou à régulariser leur situation.
Mathilde Mazars/LibérationSans contrat fixe, de nombreux migrants, venus du Mali, de la Guinée équatoriale ou du Sénégal, presque tous des hommes, se trouvent en situation administrative précaire ou irrégulière à Palos de la Frontera. Installés dans des campements de fortune, ils cherchent chaque jour du travail dans les exploitations agricoles, sans aucune garantie de stabilité. Les conditions de vie y sont rudimentaires : sans eau courante, sans égouts ni électricité pour la plupart.
Mathilde Mazars/LibérationKoulibali est parti de chez lui il y a quinze ans et est arrivé en Espagne en 2015. Depuis, il enchaîne les saisons agricoles sans jamais obtenir de régularisation. «Cela fait des années que j’essaie d’obtenir des papiers, mais sans argent, c’est impossible», confie-t-il. Il travaille dans les champs presque toute l’année : olives, myrtilles, agrumes. Mais selon lui, «les fraises, c’est ce qu’il y a de plus dur. Le plastique, c’est étouffant. Il nous vide de notre eau, de toute notre énergie.»
Mathilde Mazars/LibérationBeaucoup de travailleurs agricoles immigrés expriment un sentiment d’abandon, à la fois par les autorités locales et par le gouvernement espagnol. Cette fatigue morale et physique est nourrie par le sentiment que leur présence est tolérée tant qu’elle sert les besoins économiques de l’agriculture, mais que leurs droits et leur dignité, eux, restent ignorés. Le soir venu à Moguer, Moridja transforme sa cabane en salle de jeux improvisée. Autour d’un jeu de cartes ou de dames, les habitants des chabolas cherchent un peu de répit, loin du labeur quotidien.
Mathilde Mazars/LibérationSeydou Diop, militant sénégalais né en 1991 à Dakar, a traversé plusieurs pays africains pour rejoindre l’Europe en 2016. Installé en Espagne, il a travaillé sans papiers dans des conditions précaires pendant près de trois ans. Régularisé, il est aujourd’hui porte-parole d'une association de défense des droits des migrants (ASNUCI). Il s’est imposé comme une voix incontournable des travailleurs agricoles migrants en situation irrégulière à Huelva. Il a également repris ses études d’assistant social à l’université de Huelva. Figure marquante de la lutte pour les droits des migrants, il incarne un engagement profond et constant pour la justice sociale. «J’étais déjà un activiste au Sénégal. En découvrant les conditions de vie des travailleurs ici, ça m’a paru évident, je devais leur venir en aide», explique Seydou.
Mathilde Mazars/LibérationEn 2021, l’association ASNUCI a inauguré le premier hébergement collectif de la province destiné aux travailleurs migrants sans logement. Situé dans un entrepôt réhabilité à Lepe, cet hébergement offre une alternative aux conditions de vie précaires des campements informels. Parallèlement, ASNUCI gère un centre de jour à Lepe, offrant des services tels que des cours de langue espagnole, un accompagnement juridique et administratif, et un soutien psychosocial.
Mathilde Mazars/LibérationA Huelva, les travailleurs agricoles immigrés demeurent en marge, malgré les promesses de régularisations émises par l’État espagnol. Sur le terrain, peu de progrès tangibles sont observés, et la précarité persiste. En novembre, le gouvernement espagnol a adopté une réforme qui devrait permettre, à partir du 20 mai 2025, de régulariser jusqu’à 300 000 personnes en situation irrégulière par an pendant les trois prochaines années. Toutefois, cette mesure s’adapte surtout aux besoins du marché du travail espagnol et reflète une vision utilitariste de la migration, centrée uniquement sur l’économie du pays. L'idée qu’elle constitue une véritable issue pour les immigrés reste illusoire.
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