A travers une série de mises en scène reprenant les étapes clés de l’Odyssée d’Homère, la photographe Alexa Brunet aborde les problématiques des prolifiques technologies numériques. La série «Odyssée 2.0» est enrichie par des combinaisons multiples oscillant entre tableaux proches de la science-fiction, citations philosophiques, notes de carnets et un essai sous forme de conte, celui d’un chercheur au CNRS Félix Treguer, spécialisé dans les questions d’informatique et de liberté confrontant les mises en garde de nos aïeux aux promesses mirobolantes des futurologues contemporains.
Extrait 1
La vieille ville d’Ismaros était dévastée, ratiboisée par la bataille. Au cours d’un affrontement dont on pouvait toujours deviner la violence, le monde-machine avait triomphé de la nature et des humains eux-mêmes. Au milieu des ruines fumantes s’érigeait désormais la cité-État de Technopolis. Ulysse errait comme une âme en peine dans les rues désertes, tâchant de retrouver quelques traces enfouies dans sa mémoire. Le souvenir flou d’une femme qu’il avait aimée lui noua la gorge. Se pouvait-il que son nom fût Pénélope ? Il ne pouvait en être sûr
Extrait 2
Installé dans son antre, Ulysse avait le vague à l’âme. Pour oublier son quotidien et résister à la démesure du monde-machine, il avait cédé à l’hubris technologique, s’entourant de tous les gadgets que la Lotos Corporation revendait au prix fort. Une fois branché à la vaste machinerie des dieux, il lui semblait possible de dépasser sa condition par trop humaine et résister à l’angoisse de sa propre obsolescence. Par moment, il pressentait cependant à quel point la magie technicienne l’éloignait de sa destinée héroïque, le coupait de tout ce à quoi ses ancêtres avaient patiemment œuvré.
Extrait 3
Toute la Toile™ informatique convergeait vers les centres de données du cyclope Polyphème, le célèbre président-directeur général de la Lotos Corporation, patron incontesté de la Smart City™ et lieutenant du roi de Technopolis, le titan Prométhée. Si les humains étaient libres de sortir de chez eux, jamais ils ne pouvaient échapper au regard du géant. Depuis sa grotte de contrôle, Polyphème tenait en laisse l’humanité, localisant la position de chacun, surveillant constamment la productivité, suivant à la trace les états d’âme et tâchant de prévenir tout ferment d’insoumission
Extrait 4
Ce matin-là, Ulysse se mit en route vers son lieu de travail et d’un geste sollicita un déplacement aéroporté auprès d’Icare™, un service de la Lotos Corporation. Durant son trajet, alors qu’il dormait la main serrée contre la rampe de son drone, il rêva d’Éole. Le maître des vents était en train de lui livrer un secret lorsque Ulysse fut brusquement réveillé par la voix synthétique lui annonçant son arrivée prochaine à destination. Hagard, Ulysse ne se souvenait plus exactement ce qu’Éole lui avait confié, mais il était comme ébranlé par ce songe. Tandis qu’il regardait le sol se rapprocher sous ses pieds, il comprit que tous ses déplacements étaient inféodés à la productivité du monde-machine
Extrait 5
Cependant que la marée humaine s’engouffrait dans l’imposant bâtiment d’une succursale de la Lotos Corporation, Ulysse s’arrêta un instant près d’un homme allongé sur le sol. Que pouvait-il bien faire ici ? L’homme tenait un livre, et il semblait à Ulysse qu’il n’en avait pas vu depuis des lustres. « Sans doute s’agit-il d’un aède», pensa-t-il, désignant par là un membre du clan des poètes que les dieux avaient pourtant chassés de Technopolis. Alors qu’il était plongé dans ses pensées, Antiphatès™, le système de surveillance intelligente et de notation citoyenne, calcula que 3. Polyphème le cyclope 4. Les drones d’Éole 5. Smart Lestrygons cela faisait désormais plus de cinq secondes qu’Ulysse demeurait statique.
Extrait 6
Il déclencha immédiatement l’affichage d’un message d’alerte sur l’écran d’information situé à proximité: à défaut de se remettre en route dans les 15 prochaines secondes, Ulysse verrait son score de crédit social baisser. Il reprit son chemin sans même apercevoir le message.
Extrait 7
Chaque matin, Ulysse passait ensuite devant les lignes d’assemblage administrées par la magicienne Circé, une ingénieure et contremaîtresse dont la mauvaise réputation n’était plus à faire. Certes, pensa Ulysse, les ouvriers sous sa garde se voyaient offrir du pain, du fromage et du vin de Pramnos à volonté. Mais c’était là une bien maigre pitance pour les pénibles labeurs qu’elle leur réservait. Grâce à la Coordination Algorithmique™ qu’elle avait mise au point, chaque ouvrier recevait au travers de ses Lotos Glass™ des instructions en temps réel sur la prochaine tâche à accomplir, le moindre déplacement à effectuer, le geste le mieux adapté aux impératifs de rendement et d’efficacité. Chacun était évalué en fonction de sa capacité à se conformer aux instructions et, à la fin de la journée de travail, se voyait attribuer un score d’obéissance. La moyenne des scores obtenus conditionnerait son éventuelle prime de fin d’année
Extrait 8
Lorsque vint la pause déjeuner, un manager pria Ulysse de se rendre à Hadès-sous-la-Ville pour un entretien avec le responsable des Ressources Humanoïdes, le devin Tirésias. À son arrivée sur place, une secrétaire lui proposa de passer quelques examens biologiques. On amassa aussi les données glanées à son sujet sur la Toile™ jusqu’à reconstituer son ombre numérique. L’oracle procéda alors à tous les recoupements possibles et imaginables, avant de convoquer Ulysse pour lui annoncer son pronostic. Tirésias prétendait désormais connaître son passé, comprendre son état présent et prédire son avenir. D’une voix sentencieuse, il annonça à Ulysse que l’analyse de ses données laissait présager d’une possible inadaptation au monde-machine. Le verdict de l’oracle fut sans appel : son score d’employabilité était désormais trop faible pour qu’il puisse rester à son poste
Extrait 9
Après ces déconvenues, Ulysse rentra chez lui plus mélancolique que jamais. Il eut l’envie étrange d’une étreinte réconfortante et pensa qu’il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas eu de rapport charnel. À vrai dire, il était incapable de se souvenir de la dernière fois que cela lui était arrivé. À Technopolis, le contact des corps était devenu suspect, à tel point que la reproduction de l’espèce se passait désormais presque exclusivement en laboratoire. Pour que la population puisse malgré tout assouvir ses pulsions sexuelles, la Lotos Corporation avait développé le Kéto™, un nano-implant neuronal capable de simuler le coït en générant des hallucinations visuelles et en provoquant la libération d’importantes doses de dopamine, d’endorphine et d’ocytocine.
Extrait 10
Le lendemain à son réveil, Ulysse eut besoin d’une autre échappatoire. La vie morne avait condamné les habitants de Technopolis à se procurer des ersatz d’oxygène à l’effet euphorisant. C’était normalement une chose relativement aisée puisque des bornes officielles, disséminées à travers la ville, en distribuaient à la population. Ulysse s’approcha de l’une d’elles. Il plaça le masque respiratoire sur son visage et appuya sur le bouton. Mais le dispositif l’informa que son crédit social était désormais trop faible pour se voir délivrer une dose. En état de manque, Ulysse ne chercha pas même à savoir ce qui pouvait expliquer cette mise au ban et décida d’aller immédiatement s’approvisionner sur le marché noir. Il lui restait juste assez de bitcoins pour s’offrir une bonbonne.
Extrait 11
Hagard, Ulysse marcha sans savoir où aller. Sans boire ni manger, il avança en ligne droite des heures durant, regardant ses pieds, absorbé par des pensées délirantes. Lorsqu’il releva enfin la tête, il se trouvait au pied de la gigantesque centrale d’Hélios, le dieu Soleil, aux confins de Technopolis. C’était grâce à elle que le monde-machine tirait l’énergie nécessaire à son fonctionnement quotidien
Extrait 12
Non loin de là, Ulysse aperçut un étrange berger qui veillait sur un troupeau de bœufs holographiques. Interloqué, il s’approcha. Le berger semblait ne pas avoir croisé d’humains depuis longtemps et entama tout de suite la conversation. Son nom était Archimède. Il prétendait être un savant renommé, missionné par Prométhée pour résoudre deux problèmes politiques fondamentaux. Le premier d’entre eux tenait justement à l’énergie du dieu Hélios qui venait à manquer: le monde-machine générait désormais tant de données que ses besoins en énergie commençaient à surpasser les capacités de production. Archimède admit qu’il était bien en peine de trouver la moindre solution. En revanche, il assura Ulysse qu’il venait de réaliser d’importants progrès dans la résolution du second problème. Celui-ci consistait à déterminer la taille idéale de la population, l’occupation professionnelle de chaque individu et les flux d’informations personnalisées capables d’assurer une parfaite stabilité politique 9. De Charybde en Scylla 10. Les bœufs d’Hélios ODYSSÉE 2.0 RÉCIT D’UNE LIBÉRATION 106 107 de la cité. Archimède s’empressa de montrer à son visiteur la simulation qu’il avait mise au point pour tester son suprême algorithme
Extrait 13
Reprenant quelque peu ses esprits, il aperçut la nymphe qui s’approchait de lui et crut d’abord à un mirage. Elle lui donna un peu d’eau et quelques gouttes d’une potion qui lui redonnèrent assez de force pour qu’il puisse se remettre debout et marcher. Parvenu dans la demeure de Calypso, dans une grande bâtisse sur les murs de laquelle courait une immense vigne vierge, la déesse proposa à Ulysse de se restaurer puis d’aller se reposer. Le lendemain, lors du déjeuner, elle lui conseilla de se débarrasser de sa carte d’identité afin d’éviter d’être repéré et repris par les sbires du cyclope. L’opération était longue mais guère douloureuse. Calypso, qui prétendait l’avoir déjà pratiquée à maintes reprises, y procéderait elle-même. Ulysse accepta de bon gré.À la suite de son opération, Ulysse dut passer plusieurs jours allongé sur le ventre, tandis que la peau de son dos cicatrisait sous l’effet d’un cataplasme de bourrache et d’argousier préparé par Calypso. Voyant qu’il reprenait bien vite ses forces, la déesse, qui appréciait beaucoup sa compagnie, redoutait qu’il ne veuille bientôt se remettre en route. Pour l’en empêcher, elle imagina un stratagème : chaque matin, elle l’affublerait d’un casque de réalité virtuelle ; Ulysse passerait ainsi ses journées dans un monde peuplé d’avatars humains joyeux, à la conversation facile et au rire communicatif.
Extrait 14
Durant la première année, la vie dans le métavers lui sembla si douce, son plaisir fut si total, qu’il songea à rester chez son hôte pour l’éternité. Et pourtant, il fut peu à peu gagné par un sentiment étrange, une sorte de nostalgie d’un monde qu’il n’avait pas connu. À la fin de la seconde année de sa vie dans le métavers, Ulysse annonça à Calypso qu’il lui fallait reprendre la route. Non sans peine, la déesse consentit à le laisser partir
Extrait 15
Après quelques jours de travail, le radeau fut prêt. Ulysse s’était grimé le visage afin d’échapper aux algorithmes de reconnaissance faciale du cyclope. À la tombée du jour, avec l’aide de deux compagnons, il gagna la côte, embarqua furtivement et se mit à ramer. Au bout de quelques heures, se laissant glisser sur l’eau, voyant les tours de Technopolis disparaître au loin, il fut saisi d’un formidable espoir. L’île d’Ithaque serait bientôt en vue ! Ulysse n’était pourtant pas au bout de ses peines...
Signatures
Fin du récit à découvrir dans l'ouvrage Odyssée 2.0 aux éditions Le bec en l'air. Signatures en présence d'Alexa Brunet et Felix Tréguer ce vendredi 6 octobre au soir, à 19H à la librairie le Monte-en-l'Air, Paris XXe. A Montpellier, le 30 novembre à La Carmagnole et à Paris Photo au stand du Bec en l'air, le 10 novembre.
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