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Libération
En présence des images (11/11)

Hélène Gaudy : marcher sur l’eau, «le signe de la perte de contrôle, de l’impuissance»

Cette photo de chiens de traîneau marchant sur une couche de glace invisible, masquée par quelques centimètres d’eau, prise par le chercheur Steffen Olsen au Groenland, est devenue un symbole du réchauffement climatique. Une image séduisante, mais qui a tous les atours de l’illusion.
Une équipe de l'Institut météorologique danois traverse le fjord d’Inglefield (Bredning), au nord-ouest du Groenland, le 13 juin 2019, photo publiée sur le compte Twitter de @SteffenMalskaer. (Steffen Malksaer Olsen)
par Hélène Gaudy, écrivaine
publié le 11 décembre 2021 à 13h03

A l’occasion des 10 ans du BAL, plateforme indépendante d’exposition et de pédagogie dédiée à l’image contemporaine, une ou un écrivain s’empare chaque semaine d’une image pour porter un regard sur notre histoire collective, que celle-ci touche au politique, au social, au corps, qu’elle témoigne des derniers bouleversements ou fasse appel à une mémoire plus lointaine en résonance avec notre actualité.

Marcher sur l’eau est un miracle, et ce miracle a été photographié. Devenu viral, il s’est répandu sur les écrans du monde. Certains miracles sont la forme tangible d’un dérèglement, d’une inquiétude. La face spectaculaire de ce qui nous échappe.

Sur l’image, des chiens semblent fouler la surface d’une eau bleu piscine, sous un ciel coiffé par un petit nuage. Le grand Nord s’est transformé en lagon des mers du sud. La lumière, les couleurs rappellent la magie lisse des fonds d’écran d’ordinateur ou les merveilles du monde que l’on pouvait toucher sur le papier glacé de nos livres d’enfants.

L’image est lisse et préhensible. Séduisante. Aussi familière qu’étrange. L’attelage se dirige vers le point de fuite, vers les montagnes, vers le nuage. En tête, on devine une silhouette redoublant celle, hors-champ, du photographe. Les chiens sont pris entre ces deux présences humaines qui enserrent le paysage. Le ciel est radieux, les montagnes soulignent l’horizon. Tout est calme.

L’image a été prise en juin 2019 dans le fjord d’Inglefield, au nord-ouest du Groenland, par un chercheur de l’institut météorologique danois nommé Steffen Olsen. Il récupérait des instruments de surveillance des conditions atmosphériques de la banquise quand il a été saisi par l’étrangeté de ces chiens de traîneau marchant sur une couche de glace invisible, masquée par quelques centimètres d’eau dus à une fonte massive et précoce.

Ce qui frappe, ce n’est pas la prise de cette image – on imagine sans peine l’instant de saisissement devant cette scène si évidemment symbolique, le mélange d’incrédulité et d’urgence qui pousse à appuyer sur le déclencheur.

Ce qui frappe, c’est sa réception, sa diffusion ultrarapide, l’écho qu’elle trouve immédiatement. Peu après sa diffusion sur Twitter, elle se répand sur la toile. Bientôt, elle fait la une du Monde et les médias enchaînent les superlatifs : «L’étonnante photo montrant des chiens marchant sur l’eau», «surréaliste», «l’image marquante des chiens de traîneau», «l’incroyable photo d’un scientifique sur un fjord gelé».

Pourtant, Steffen Olsen a lui-même déclaré qu’il n’était pas si rare que la glace fonde à cette période de l’année, que cela arrivait presque tous les étés. L’image en elle-même n’est pas un événement: l’événement s’agrège à l’image, qui le rend visible tout en l’occultant.

Quelques jours plus tard, le Groenland a perdu en une seule journée 3,7 milliards de tonnes de glace. Plus près du pôle encore, la calotte polaire fond elle aussi à une vitesse effrayante et, une fois liquéfiée, augmente le niveau de la mer. Ce désastre est aussi difficile à montrer qu’à porter à notre conscience.

Ainsi le Groenland fond. Ainsi sa destruction aggrave la montée des eaux. Ainsi l’invisible nourrit le visible jusqu’à ce qu’il nous saute aux yeux sous forme de menace. Ainsi cette image ne montre rien de ce à quoi, pourtant, elle éveille, devenant le symbole d’un réchauffement climatique dont elle n’est ni la preuve, ni la trace.

Nous restons aveugles aux pertes modestes, quotidiennes

Comment percevoir et montrer ce qu’on retranche au monde? Comment rendre visible ce qui, justement, disparaît? Souvent par la saisie de ce qui remplace ou recouvre le vide, comme ces immenses bâches destinées à retarder la fonte des glaciers photographiées par l’artiste Ester Vonplon, ou ces images à la mode au XIXe siècle, où l’on faisait poser les morts parmi les vivants pour combler les absences sur les photos de famille. Aucune technique n’a été inventée pour montrer la glace une fois qu’elle a fondu, ou bien le vivant qui n’est plus.

Nous saisissons les incendies, les tsunamis, les glissements de terrain, les coulées de boue engloutissant les villages, les instants qui semblent se détacher du réel, lui échapper, les instants où la destruction trouve une forme, saisissante, de beauté. Mais le monde est souvent rogné par morceaux bien plus dérisoires. Des choses disparaissent, des petites choses, des pans de paysage, et des plantes, et des gens, et des bêtes, sans qu’on songe à s’en émouvoir, parce que rien ne nous a préparés à leur mode discret de disparition. Nous restons aveugles aux pertes modestes, quotidiennes. Pourtant, comme une scène imaginée ne se produit jamais à l’identique, au point que nous évitons parfois de préciser nos désirs pour ne pas les empêcher de se réaliser, les catastrophes ne prennent jamais tout à fait la forme annoncée. Souvent, elles se déroulent à l’abri des regards, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour les enrayer.

Le recours au spectaculaire circonscrit la menace en même temps qu’il la désigne. Nous reconnaissons les feux, nous reconnaissons les vagues, nous ne reconnaissons que ce que nous attendons. Dans les incendies monstres qui ont ravagé les forêts d’Australie, de Grèce ou de Kabylie, nous voyons les feux bibliques qui punissent et purifient, et nous ne pouvons nous départir, devant ces images qui donnent corps à un pressentiment, d’une fascination due à la coïncidence exacte entre ce qui survient et ce qu’on redoutait, d’une sidération qui est aussi une reconnaissance. Certaines victimes, avant de fuir, filment les flammes ou la vague, parce que l’épée de Damoclès chute exactement comme elle devait chuter, et que saisir cette chute devient aussi urgent que s’enfuir à toutes jambes.

De la fiction, nous préparer au pire est peut-être l’une des premières nécessités. Les images des films, des récits dystopiques, et jusqu’à celles que forgent, dans nos imaginaires, les textes religieux depuis des millénaires, nous rendent sensibles à des motifs précis dont le rayonnement éclipse tout ce que nous n’avons pas, au préalable, imaginé.

Imaginer. Mettre en image. Préparer le regard. Si nous voyons la photographie des chiens de traîneau, c’est que nous l’avons déjà vue, et, plus encore, que nous l’avons aimée. Elle ne montre pas un paysage désolé, un vide, un manque, mais au contraire un surcroît de séduction, de couleurs, de lumière. Elle parle notre langage, rejoue nos légendes, mêle l’imagerie de l’aventure, de la foi et de l’enfance. Elle rappelle Jésus marchant sur l’eau, symbole persistant, au sens de la persistance rétinienne, de la domination humaine sur la nature – fouler les vagues aux pieds, ignorer les profondeurs et traverser sans se mouiller. Si l’image montre un désastre, elle nous attrape par son revers, attirant le regard grâce aux attributs survivants d’un pouvoir qui n’est plus.

Le miracle est ici tordu, inversé : les profondeurs qu’on avait cru dompter déferlent et noient le paysage. Marcher sur l’eau n’est plus le signe d’une mainmise sur l’environnement mais celui de la perte de contrôle, de l’impuissance.

Le spectaculaire est toujours hors de portée. Si les images parviennent à notre conscience c’est souvent que, contre elles, on ne peut plus rien tenter. Le feu a déjà pris, l’eau déjà déferlé. Ce sont des images d’après. Il aurait fallu saisir la première goutte, la première étincelle. Il aurait fallu voir ce qui semble inoffensif, dérisoire. Il n’aurait pas fallu attendre que les images épousent si bien les contours de nos peurs, qu’elles se dressent devant nous, écrans dont le caractère mythique crée une confirmation, un saisissement. Elles fascinent autant qu’elles paralysent. Elles sont le serpent dont nous avons ignoré la marche lente, les anneaux successifs, et qui d’un coup nous hypnotise.

Face aux images d’incendies ou d’inondations monstres, face aux annonces qui rappellent les pires dystopies, apprenant, par exemple, que depuis les années 1970, plus de 60 % des espèces animales ont disparu de la surface de la terre, nous reconnaissons si bien ce à quoi la fiction nous a préparés que notre appréhension des faits en est comme émoussée – nous avons tant regardé ces images, tant entendu ces phrases, nous avons vu sur grand écran tant de mégapoles emportées par la mer, les tempêtes ou les tremblements de terre, nous nous sommes habitués à ces prédictions sinistres, nous avons désactivé une forme de vigilance, installé une distance. Ces catastrophes étaient, c’est sûr, du grand domaine des peurs transformées en récits, aussi quand elles surviennent se dresse entre elles et nous une fine membrane, une habitude de se protéger du pire en se répétant qu’il est grossi, exagéré. Nous n’y croyons plus tout à fait.

On se laissait aller à croire qu’il serait différent, ce monde d’après…

En 2020, pendant le premier confinement, se sont multipliées sur le web des photographies où resurgissaient tout autant le spectre de Tchernobyl que d’autres images rémanentes. Des plantes poussaient dans les failles des trottoirs, des cerfs erraient au coin des rues, des dauphins remontaient les fleuves, bondissaient sous les ponts. Enfermés dans nos appartements, nous scrutions des rues vides photographiées au grand-angle pour accentuer le gigantisme des villes, la largeur des avenues, recréant des perspectives de films postapocalyptiques, comme si la catastrophe avait déjà été vécue, comme si nous pouvions la reconnaître et, presque, la reproduire. La fiction aurait été un brouillon, une matrice dont, depuis longtemps déjà, nous guettions les signes dans le réel.

La présence humaine était immédiatement remplacée, comblée par la mise en scène d’un décor spectaculaire dont la désertion était encore un événement, encore quelque chose qu’on maîtrise et qui se raccorde, comme l’un des points d’un immense filet mental évitant aux pensées de se perdre dans le néant, à d’autres images, d’autres fragments.

Nous avons peu regardé ce qui était réellement en train de se passer. Nous avons grillé une étape, sauté par-dessus le gouffre qui s’ouvrait sous nos pieds pour, le plus vite possible, lui donner les atours d’un décor familier. Une nouvelle fois, nous nous sommes empressés de recouvrir le vide par les attributs d’un imaginaire aussi attendu que redouté. Nous pensions que nous étions prêts. Nous avions vu tous les films, toutes les séries, nous savions comment quitter la ville, trouver de l’essence, s’installer à la campagne, tenter l’autosuffisance. Nous n’attendions qu’un signal, qui n’est jamais venu puisque tout ou presque a fini, bon an mal an, par redevenir comme avant. Pendant quelques semaines, nous avons traqué les indices d’un possible retour à une vie sauvage qui transformait déjà nos existences en ruines romantiques, envahies par les ronces et le lierre. Nous avons fait de l’extérieur un écran où projeter tout ce qui, désormais, s’y déroulait en secret.

Une expression catalysait ces fantasmes : le monde d’après. On en rêvait d’autant plus que celui qui avait encore cours, quelque part sous nos fenêtres, était devenu indéchiffrable. L’invisible pesait plus lourd que le visible. On se laissait aller à croire qu’il serait différent, ce monde d’après, plus proche d’une nature qui reprendrait ses droits. Déjà, on occultait notre monde abîmé. On l’oubliait, indifférents à ses fonctionnements pourtant inédits, à l’économie de la perte, de la survie, qui malgré tout, dehors, se mettait en place. Nous lâchions la proie pour l’ombre, au lieu de cesser de voir notre monde comme une proie. Et quand la vie a repris, quand nous sommes enfin sortis de chez nous, il n’a pas davantage été question d’en prendre soin, ou même de le regarder.

Je pense au film Interstellar. A la question qui anime son héros, confronté à la finitude du monde et incapable de renoncer à son désir de l’agrandir, de regarder ailleurs, plus loin, plus grand. Là où il vit, chacun se replie au contraire sur le peu qui lui reste. L’air est irrespirable. La poussière se dépose sur la surface des meubles et les bronches des enfants. Les perspectives humaines se sont resserrées sur l’essentiel : cultiver les dernières terres préservées pour assurer la subsistance commune. Le héros supporte mal ce rétrécissement des possibles. Il voudrait ressusciter le monde d’avant, celui qu’on pouvait défricher sans limites, et il finira par le faire, puisqu’on l’enverra dans l’espace sauver l’humanité. Comme il est d’usage dans bien des films de science-fiction, cela consistera à la déplacer, l’humanité, à la faire grandir hors-sol, à repousser coûte que coûte ses frontières. Dans l’espace sera créée une colonie où reproduire les mêmes modes de vie, le même environnement : le film se tourne alors vers les étoiles, vers cet univers nouveau qui va remplacer l’autre, vers un imaginaire de pionniers, un cosmos sans limite dont les images recouvrent la vie qui disparaît.

L’espace est un drap posé sur le monde, comme les bâches sur la neige, comme l’eau d’un bleu piscine sur la glace invisible – ces écrans magnétiques qui masquent ce qui reste, ce qu’on pourrait encore sauver.

Sur l’image, rien ne semble pouvoir freiner la course, la fuite en avant, rien, pas même l’inversion du miracle, l’aberration du paysage, sa disparition annoncée. Si elle arrête notre regard, c’est qu’au-delà de la catastrophe dont elle témoigne, elle porte les couleurs d’un monde d’après, saisissant, fantastique, où les lois de la gravité seraient bouleversées, où le pire tiendrait encore du merveilleux, du défi, et pourrait devenir un épisode de notre légende, de notre récit.

Ce qui séduit dans cette image, ce qui la rend visible, c’est avant tout l’élan. L’avancée malgré tout. La persistance du mouvement. Mais ce qui la rend visible est aussi ce qui la rend inoffensive. Sur la glace ou sur l’eau, les chiens guidés par les hommes continuent à courir vers on ne sait quoi, en action malgré tout, dans l’illusion tenace que, malgré les ravages, la volonté humaine puisse encore mener l’attelage.

«En présence des images» est une série conçue par la Fondation Evens et le BAL, en partenariat avec Libération, avec le soutien du ministère de la Culture.