À l’occasion des 10 ans du BAL, plateforme indépendante d’exposition et de pédagogie dédiée à l’image contemporaine, une ou un écrivain s’empare chaque semaine d’une image pour porter un regard sur notre histoire collective, que celle-ci touche au politique, au social, au corps, qu’elle témoigne des derniers bouleversements ou fasse appel à une mémoire plus lointaine en résonance avec notre actualité.
François est seul dans la lumière ; on ne le voit presque pas. Il est une infime silhouette blanche esseulée sur la gauche de l’image, à l’abri sur une estrade amovible et sous un auvent protecteur qui le préserve de la pluie tout en concentrant au-dessus de lui le feu des projecteurs. Autour de cet espace illuminé, devant lui, l’ensemble de la place Saint-Pierre est désert, plongé dans une pénombre bleutée. Le ciel d’orage, d’un bleu chargé, le Palais apostolique avec les appartements pontificaux retiré dans son ombre massive, et jusqu’au pavé mouillé de l’esplanade, tout paraît concourir à frapper la scène d’une sorte d’inquiétude cosmique. Ce n’est pourtant pas la menace de quelque diluvienne tempête que l’on pressent ici ; plutôt l’annonce figée d’une suspension du temps, une étrange glaciation passagère, entre chien et loup du désastre. Il a cessé de pleuvoir et l’on devine que le pape parle, devant cette assemblée absente, pour rien, pour personne – c’est-à-dire pour le monde entier. D’ordinaire, c’est le parterre réuni sur la place vaticane, devant la basilique centrale de l’Église, qui représente et rend présente la communauté des fidèles. Ce soir, c’est son absence.
«Le soir venu», ce sont les premiers mots, tirés de l’Évangile selon Marc (4, 35), que François prononce en incipit de son homélie, en ce 27 mars 2020. La totalité de l’Europe et une grande partie du monde étaient alors confinées. Une mystérieuse pandémie, dont l’on ignorait encore qu’elle imposerait son calendrier à de longs mois, voire à des années à venir, avait vidé les rues, repliée les populations à l’intérieur de domiciles où elles étaient tenues de demeurer cloîtrées. L’impératif sanitaire scandait les heures, motivait toutes les décisions, accouchant en quelques jours d’une nouvelle forme de société aussi improvisée qu’improbable. «Depuis des semaines, la nuit semble tomber, poursuit François. D’épaisses ténèbres couvrent nos places, nos routes et nos villes». Les éléments s’en mêlent : le ciel, avec lequel il paraît que le souverain pontife entretient un commerce particulier, semble avoir mis à la disposition des imagiers apostoliques son plus convaincant décor, comme pour illustrer (enluminer en marge du texte prononcé) les paroles papales. L’Église, on le sait bien, est à travers les temps grande pourvoyeuse d’images. Et même si la reproductibilité technique, la sécularisation des arts, l’autonomisation des champs ont de longue date remis en cause le quasi-monopole de son magistère en la matière, on constate qu’elle sait toujours y faire.
Le désert des mystiques
Ce que nous regardons, toutefois, n’est pas exactement ce qu’elle veut donner à voir. Ou plutôt, la photographie que nous avons sous les yeux ne prend sa signification véritable qu’en tant que fragment d’une séquence. Quelques jours auparavant, en effet, dans l’après-midi du 15 mars, le pape a quitté le Vatican à pied, accompagné seulement par l’escorte fort restreinte d’un quatuor d’hommes en noir et à oreillettes, membres de son service de sécurité, afin de se rendre à la basilique de Sainte-Marie-Majeure le temps d’une prière à la Vierge ; puis il a remonté le Corso, l’une des artères principales du centre de Rome, jusqu’à l’église San Marcello pour s’y recueillir devant un crucifix miraculeux dont la tradition veut qu’il ait protégé les Romains pendant la peste de 1522. Ces premières images du souverain pontife hors les murs, déambulant dans une ville absolument déserte, avaient sidéré nombre d’observateurs, bien plus encore que son geste, quelque peu attendu, consistant à convoquer le souvenir d’un épisode mémorable de peste que le Christ avait aidé à surmonter. Celles de la bénédiction urbi et orbi dispensée depuis le parvis de Saint-Pierre s’inscrivent dans la même veine – jouent sur la même sidération. L’apparition du pape, ce jour-là, le soir venu, a été largement documentée, illustrée, et ses images, dans la presse, à la télévision, ont fait le tour de la planète. Chaque fois, ce qui frappe, c’est le désert qui l’entoure (le désert des mystiques, peut-être, où le face-à-face avec Dieu s’exerce sans intercession et où la mise à l’épreuve de la foi a lieu dans la plus grande nudité) ; mais un désert anormal, un désert qui fait événement, et dont la présence solitaire du pape agit comme un révélateur.
Non une image, donc, mais une constellation d’images, avec ses variations de nuances, de distances, d’angles de vue ; un portfolio dont le montage, au gré des clichés choisis, de leur reprise dans les médias, construit l’image que nous en garderons : l’homme seul dont nous nous souviendrons, comme si un unique instantané en avait concentré la dimension iconique, est en fait une composition, le précipité recréé en mémoire de tous les clichés que nous aurons vus. Au sein de cette circulation visuelle, la photo que nous avons sous les yeux relève d’une stratégie plus oblique, latérale comme l’est l’angle de la prise de vue. Elle pourrait montrer une sorte de making-of du spectacle sacerdotal orchestré par le Vatican : considéré de biais, en plongée, depuis une balustrade marquant l’une des délimitations de cette place Saint-Pierre dont l’on sait qu’elle est elle-même, en grande partie, conçue telle un théâtre, l’image fait voir la coulisse de la mise en scène plutôt que l’objet de celle-ci. Ou, plus exactement, on se croirait ici dans la position d’un spectateur perché à l’une de ces loges en corbeille des vieux théâtres à l’italienne, la plus proche de la scène, d’où l’on est au plus près des comédiens mais excentrés, de manière telle qu’on peut avoir l’impression que les acteurs ne jouent pas pour nous mais pour le reste du public, qui lui fait face. En somme, cette photo, au lieu d’illustrer directement la mise en gloire de l’apparition pontificale et de ses conditions, se présente en premier lieu comme un témoignage de l’épisode, de son dispositif visuel.
Avant même de se demander «que voyons-nous ?», il convient de se poser la question : «D’où voyons-nous ?» Quelle est la position d’énonciation de la photographie ? Sur ses deux côtés, la place Saint-Pierre est bordée par la quadruple colonnade du Bernin, commandée en 1656 par le pape Alexandre VII au célèbre sculpteur et architecte. Ce sont d’abord deux bras rectilignes qui s’avancent depuis la façade de la basilique, comme s’ils prolongeaient l’énorme vaisseau baroque, puis qui s’évasent de part et d’autre afin de former deux hémicycles s’enroulant autour d’une immense esplanade elliptique au milieu de quoi s’élève, surmonté d’une croix, un obélisque rapporté d’Égypte et censé marquer, au centre de l’antique cirque romain qui se trouvait là jadis, l’emplacement où l’apôtre Pierre, le premier pape de l’Histoire, aurait été crucifié lors de son martyre. Du propre aveu du Bernin, le plan de l’édifice revêt une signification métaphorique transparente, l’Église embrassant l’assemblée des fidèles et ouvrant ses bras vers la ville et, au-delà d’elle, au monde. Tout le long des deux ailes du monument, celui-ci est rythmé par cent quarante statues, dressées en balustrade comme pour veiller d’en haut sur la communauté terrestre, et représentant une cohorte de saints, papes, bienheureux et martyrs.
Place aux premières loges
Dans un livre sous-titré «la tiare et l’image», consacré à l’iconographie religieuse présente dans la série de Paolo Sorrentino The Young Pope, l’historien de l’art Cyril Gerbron rappelle que «selon les théologiens chrétiens, l’Église est une entité double, composée d’une partie appelée “militante”, celle des Chrétiens dans l’ici-bas, et d’une partie appelée “triomphante”, celle des anges et des bienheureux qui entourent Dieu au ciel». (1) L’ordonnancement de la place Saint-Pierre reproduit précisément cette dichotomie : le peuple de statues qui s’aligne au-dessus de la colonnade du Bernin répond à la multitude des fidèles accueillis au parterre. Les légions du ciel se découpent sur le fond grandiose du firmament romain et s’offrent à la vue, pour l’inspirer, de la foule «militante». «Pierre est désigné à la fois comme fondement et chef de l’Église militante (sur terre) et triomphante (dans les cieux)», note encore Gerbron. Il est par conséquent dans l’ordre des choses que le parvis de la basilique dédié au saint soit aussi, par excellence, le lieu symbolique où se rencontrent les deux églises, à la fois hiérarchiquement (verticalement) séparées et spatialement contiguës. Elles sont ici distinctes et complémentaires, intrinsèquement liées, comme les deux volets d’un unique agencement. Le caractère double de l’Église s’inscrit dans la structure même de la place.
Or, notre photographie est justement prise depuis le parapet où règnent les effigies de pierre. Nous sommes là-haut, parmi les membres de l’Église triomphante, éternelle ; nous regardons, penchés au balcon, sur l’encorbellement du «bras de Charlemagne», ainsi que l’on nomme la partie rectiligne nord de la colonnade du Bernin. (C’est en hommage à un autre empereur très chrétien, Constantin, que l’on a baptisé l’aile qui lui fait face). Et à côté de nous, comme si elles assistaient de concert à la scène qui se joue en contrebas, presque au coude à coude, se tiennent deux statues (sur le pourtour berninien elles vont souvent par paire). Ces deux-là représentent saint Prime et saint Félicien, deux frères patriciens romains mis à mort sous Dioclétien, en 280, à cause de leur entêtement et de leur zèle dans la foi chrétienne. C’étaient alors deux vieillards de quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans. L’Histoire dit que, quand ils furent suppliciés, sous les tortures, sous la tenaille et le fouet, ils chantaient les louanges du Seigneur. Quand ils furent livrés aux lions et aux ours, les bêtes vinrent se coucher à leurs pieds. Enfin, le tyran ordonna qu’on les décapitât. Ils gagnèrent ainsi leur palme de martyrs et leur place aux premières loges, parmi les éminentes figures de la légion du ciel ici réunies autour du premier évêque de Rome. Leur sépulture se trouve, non loin de là, de l’autre côté du Tibre, sur le mont Caelius, dans l’église Santo Stefano Rotondo, bijou architectural au singulier plan circulaire, également connu pour ses fresques montrant, avec force détails horrifiques et méticulosité gore, les sévices endurés par toute une galerie de protomartyrs.
«Celui qui fait le pont»
Nul ne sait si la photographe Yara Nardi en faisant cette image avait connaissance de qui étaient les deux saints plantés à ses côtés. Il est vraisemblable qu’elle choisit leur voisinage pour l’angle de vue qu’il ouvrait sur la place, plus que pour leur identité. Il n’est pas inintéressant toutefois que nos voisins de balcon soient issus de l’Histoire paléochrétienne, autrement dit d’un moment de l’Histoire où celle-ci, balbutiante, incertaine, plus légendaire que documentaire, semble s’inscrire dans un fonds mythique dont le martyrologe est l’un des plus impressionnants piliers. C’est un temps au statut étrange, comme une sorte d’époque intermédiaire tenant à la fois de la fabulation, de la parabole, et de l’entrée dans le récit historique. Le temporel et le spirituel y sont noués, subtilement enchevêtrés, et difficilement dissociables.
La photographie du pape, le soir venu, propose un autre nouage des mêmes dimensions. C’est que le pape également a une double nature, l’une simplement humaine et l’autre sacrée ; inscrit dans l’Histoire et ses turpitudes, il est le gardien d’une alliance éternelle. Il est chef d’État et guide spirituel. En cela, il fait littéralement corps avec le principal sanctuaire du catholicisme. Il incarne, personnifie la dualité théologique de l’Église. Il est aussi bien le premier des «militants», leur berger, que le vicaire du Christ, émissaire de l’Église triomphante. Au demeurant, «pontife» ne signifie-t-il pas, étymologiquement, «celui qui fait le pont», qui relie les pôles temporel et spirituel ? L’image que nous regardons joue sur le caractère double du souverain pontife. Mieux, elle la met en scène. Ou plutôt, cette dualité est au principe même de sa scénographie, voire de l’existence de l’image – de sa raison d’être. Elle forme une image dialectique, pour reprendre un terme cher à Walter Benjamin et, près de nous, à Georges Didi-Huberman ; ici, ce ne sont donc pas différentes époques qui se rencontrent et se télescopent, mais bien plusieurs qualités du Temps.
Dès lors, notre lecture s’est légèrement déplacée ; et nous pouvons percevoir plus précisément ce que l’image veut dire, ce dont elle prend acte. En assurant la tenue obstinée du rituel malgré l’absence du public, en continuant d’officier pour le peuple manquant, en prononçant une parole d’espérance par-delà les circonstances, l’Église signifie qu’elle respecte les règles contingentes de l’époque, les obligations extérieures (la suspension des réunions collectives pour des causes sanitaires), tout en poursuivant le déploiement de sa chronologie propre. Pendant que l’Histoire est suspendue, l’Histoire continue, en quelque sorte ; mais une autre Histoire, qui a ses cycles internes, son déroulement autonome, en dialogue avec l’Histoire commune mais toujours en partie en marge d’elle, sans s’y confondre ; pleinement là, et, par essence, en retrait pourtant. Sa position est sur la brèche, dans la dialectique entre l’actuel et l’inactuel.
Au beau milieu de la tempête
Car tel est sans doute le secret véritable de la force de sidération dégagée par l’opération iconographique menée par le Vatican en ces jours ténébreux, et qui a fait que, chrétien ou non, croyant ou pas, on ne pouvait qu’être saisi par la virtuosité opportune de cette séquence. Non pas démontrer que l’Église est engagée dans l’Histoire, elle aussi, qu’elle en subit les soubresauts et les inattendus au même titre que ses ouailles aux côtés desquels elle marche et prie. Mais plutôt qu’elle a la capacité de se soustraire à l’Histoire immédiate pour y convoquer (y faire advenir) cette autre temporalité qui relève de l’éternel. En la personne du pape, elle tend à prouver, jusque sous l’orage, au beau milieu de la tempête, qu’elle est la gardienne d’une transmission qui traverse les événements incidents dont l’étoffe historique est tramée, et qui transcende les scansions à quoi le temps de la civilisation est soumis.
Là réside donc le vrai message envoyé par le pape François. Derrière la teneur du discours, c’est la propension même à produire une telle image emblématique qui prime, tant il est vrai, comme l’écrit toujours Cyril Gerbron, que les images sont «des agents historiques, dotés de fonctions précises au sein d’un système de relations sociales et de relations avec l’au-delà». En ce sens, la photo de Yara Nardi s’insère parfaitement dans la stratégie visuelle de l’ensemble : le hors-champ fait partie du dispositif. En prenant la chose en oblique, en se démarquant de ce qu’il y a à voir, elle en exprime peut-être la quintessence.
Et à côté de nous, à droite, comme sur le seuil de l’image, depuis leur perchoir, les deux martyrs du troisième siècle regardent tranquillement, eux aussi, ce jésuite argentin, devenu pape sous le nom de François, prêcher face au désert et remplir son office, dans la lumière, au soir venu. Ils sont comme deux anges de l’Histoire dressés parmi les légions célestes, indifférents à la menace convulsive des nuées orageuses, et figés dans la paix sereine d’une attente éternelle. Ils en ont vu d’autres.
(1) Cyril Gerbron, The Young Pope : la tiare et l’image, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2021, p. 74.
Dernier ouvrage paru : Blockhaus (éd. Inculte, 2020)
«En présence des images» est une série conçue par la Fondation Evens et LE BAL, en partenariat avec Libération, avec le soutien du ministère de la Culture.
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