A l’occasion des 10 ans du BAL, plateforme indépendante d’exposition et de pédagogie dédiée à l’image contemporaine, une ou un écrivain s’empare chaque semaine d’une image pour porter un regard sur notre histoire collective, que celle-ci touche au politique, au social, au corps, qu’elle témoigne des derniers bouleversements ou fasse appel à une mémoire plus lointaine en résonance avec notre actualité.
Il s’agit d’une salle d’audience, lors d’un procès. On reconnaît au premier coup d’œil la scénographie symbolique propre à toute enceinte où l’on rend la justice : au fond, la tribune où siègent les magistrats ; devant eux, la «scène judiciaire» que matérialise un espace vide ; en face les plaignants, leurs avocats, les témoins, le public peut-être, et enfin, perpendiculaires à la salle et comme adossés au mur longitudinal, les rangs des accusés et de la défense, dont les visages sont pixélisés. Deux portes sont visibles dans le mur du fond, lesquelles se sont certainement ouvertes pour laisser passer les magistrats quand l’huissier a appelé «la Cour», une troisième est visible sur le mur latéral, sans doute celle des prévenus. De nombreux ordinateurs sont ouverts dans la salle – la lumière des écrans inscrivant dans l’image des taches bleutées luminescentes –, on distingue également du matériel audio sur les premières tables, des casques, des écouteurs. Bien que sobre, fonctionnel, baigné de lumière froide – murs blancs, éclairage tubulaire au néon, parquet, sinon une horloge et une mosaïque que masque un écran de projection – l’endroit impose son caractère calme, solennel, et m’apparaît d’abord comme le lieu d’un travail collectif – un travail en train de se faire, un travail important.
Cette photographie s’inscrit immédiatement dans un passé récent, cela aussi se voit tout de suite : les parois d’isolation en plexiglas, la salle clairsemée – indice d’une jauge réduite en application des mesures sanitaires – et le masque que porte le policier au premier plan la situent sur-le-champ durant l’épidémie de la Covid-19, soit postérieure à mars 2020. En revanche, il est plus difficile de la localiser avec précision : seule la tenue des magistrats – ce grand col blanc ouvert sur l’ample robe noire – permettrait aux éventuels spécialistes d’identifier une Cour en Allemagne.
Cadrée en plan large, au format paysage – manière de déployer la scène, de poser une horizontalité du regard, d’appeler une lecture – l’image est prise depuis la salle, face à la Cour, d’un endroit en retrait, à l’aplomb du banc des accusés, et adopte de fait le point de vue de l’audience, la place de celui qui écoute, observe, attend, la nôtre, la mienne. Ce point de vue éloigné, rappelle qu’il est difficile de faire une image d’ensemble dans un tribunal, que la salle y paraît toujours étriquée, réticente, et que l’on y est à l’étroit, comme s’il était impossible de faire rentrer le procès dans la focale – j’éprouve cette sensation devant les photos du procès de Nuremberg. Mais ici, curieusement, la position du photographe ouvre un axe vertical dans l’image, elle crée un appel d’air, un frayage qui «monte» depuis la base du cadre vers la tribune des magistrats – j’ai la sensation qu’elle libère un étroit couloir de justice.
La photographie de procès, figée, laconique
J’ai vu cette image sur Internet en juin 2020, où elle a provoqué la tension paradoxale que j’éprouve devant toute photographie de procès : impression d’avoir accès à la réalité de l’acte de justice – lequel est invisible en France où, en l’état actuel du droit, il n’est permis de photographier l’audience qu’à l’ouverture des débats, manière de conserver à l’enceinte judiciaire son aura de sanctuaire, à l’office du juge sa transcendance, au jugement sa sacralité, manière aussi, de protéger les débats – et, dans la foulée, impression de ne rien voir ; sensation d’une photo prise au vol, d’une photo volée, échappée de la salle, intense, et sitôt après, d’une photo opaque, stéréotypée. Son évidence même est trompeuse, puisque son contexte est absent, son lieu imprécis, et les personnes présentes impossibles à identifier – la plupart tournent le dos à l’image, les accusés floutés, les magistrats éloignés. Aussi cette photographie ne sait-elle faire autre chose que me ramener au même, à ce que je connais déjà – ce décor, cette scène, ces personnages. Ce qui est vu ici, ce qui est pleinement visible, ne raconte rien de ce qui s’y passe. Tribunal en Allemagne en temps de pandémie, c’est tout ce que j’aurais pu écrire si j’avais dû rédiger la légende de cette image. Comme si la photographie de procès n’atteignait jamais le procès lui-même, ne me permettait pas de distinguer ce procès-là d’un autre et d’accéder à l’histoire humaine particulière qui se joue en cet endroit. Comme si la photographie de procès n’était pas en mesure de documenter autre chose que l’institution, la Justice, son théâtre, et prenait fatalement cet aspect figé, laconique.
Devant cette défaite spécifique de la photographie de procès, devant son incapacité à représenter un acte de justice singulier, j’ai eu recours à la légende de l’image. J’ai lu : «salle d’audience au procès de deux anciens agents de renseignement syriens, accusés de crimes contre l’humanité, Coblence, Allemagne, 4 juin 2020. © Thomas Lohnes, Pool via Reuters». Dès lors, c’est dans un va-et-vient permanent entre l’image et sa légende que j’ai regardé la photo, dans ce mouvement dialectique, fécond, que j’ai poursuivi cette expérience visuelle.
Le 4 juin donc, jour où le photographe Thomas Lohnes prend cette photo dans la salle 128 du tribunal de Coblence, on est effectivement ici en plein travail : les audiences ont commencé il y a six semaines, le 23 avril 2020. Les prévenus sont deux agents de renseignements et à travers eux, pour la première fois au monde, c’est le régime de Bachar al-Assad qui se trouve face à la justice : il s’agit de mettre en lumière, sur le plan judiciaire, la répression qui s’est abattue sur la population syrienne depuis dix ans – arrestations massives, viols, disparitions, usage systématique de la torture. La tension dans l’image se déplace, elle se convertit, c’est maintenant son dépouillement qui me saisit, son calme descriptif à rebours de ce qu’elle enregistre, l’asymétrie entre son aridité fonctionnelle et l’explosivité de ce qu’elle documente, ce hiatus interne.
Puisque l’on peine à y déceler ce qu’il aura fallu de combativité aux activistes syriens, aux victimes, aux témoins, aux avocats, ce qu’il leur aura fallu de détermination devant l’impuissance de la communauté internationale, devant son indifférence, pour que ce procès advienne – et ce, malgré une pandémie qui de surcroît confine alors la moitié de la planète, annule, reporte, ralentit, ou du moins fragilise toute action humaine. En revanche, à lire la date de la prise de vue, il est possible de se figurer le courage et la peur, les menaces qui planent, car c’est une dictature au pouvoir que l’on juge, une dictature au présent, soit un régime dont les exactions se poursuivront durant les séances, auront cours en temps réel, cette synchronie exerçant sa pression sur les débats, appuyant son urgence et suffisant à différencier le procès de Coblence de tout autre procès pour crimes contre l’humanité ou génocide – du procès de Nuremberg justement, ou de ceux, récents, des serbes Ratko Mladic et Radovan Karadzic. Juger pendant est bien autre chose que juger après.
Une brèche dans le cauchemar syrien
Si les temporalités du procès et de la dictature coïncident et s’écrasent, les trois mille kilomètres qui séparent Coblence de Damas, eux, spatialisent le procès. Ils le redimensionnent, le propagent, créent un autre espace-temps judiciaire, la distance entre les deux villes affirmant qu’il n’est plus de frontières qui tiennent, qu’on est désormais hors états, et que le seul territoire qui vaille est celui où s’étend la justice. Mais cet éloignement raconte aussi l’exil, la douleur de la séparation, la difficulté à réunir les preuves, à enregistrer les traces, à protéger les témoins, à sauver leurs récits. Aussi, juger au loin, depuis ce pays où se sont réfugiés 700 000 Syriens est-il également autre chose que juger sur place, c’est cela que l’on entend dans le nom de Coblence, vieille ville de Rhénanie-Palatinat, édifiée au confluent de la Moselle et du Rhin, et dont le nom latin, Confluentes, signifiant «s’écouler ensemble», évoque un ralliement, une alliance. De fait, ces procès émanent de la communauté des victimes exilées, des avocats et ONG engagées auprès d’elles, de leur désir de justice, ils sont l’aboutissement de leurs efforts, de leur incroyable travail de documentation et s’ouvrent là où elles se trouvent et tentent de reconstruire leur vie. Si un tribunal allemand peut juger ces deux hommes, c’est en application du principe de la compétence universelle, lequel autorise un tribunal national à poursuivre et juger les auteurs ou complices des crimes les plus graves, quel que soit le lieu où les faits ont été commis et quelle que soit la nationalité des auteurs ou des victimes – ceci se fonde sur le fait que certains crimes sont si graves qu’ils heurtent la conscience humaine et créent ainsi la possibilité, voire l’obligation, à un juge national de devenir un juge universel, et de juger ces crimes au nom de l’ensemble de la communauté humaine. Ainsi, lorsqu’aucune juridiction internationale, ou appartenant au pays concerné, ne consent ou n’est en mesure de juger les exactions commises, c’est ce mécanisme juridique qui s’active. Soudain, cette salle d’audience m’apparaît comme le lieu d’un «envers et contre tout», une brèche dans le cauchemar syrien, une poche de résistance.
Tendu au-dessus de la tribune des magistrats, il y a cet écran de projection qui masque une mosaïque – d’après ce que je peux voir sur d’autres images issues de la même série de Thomas Lohnes, il s’agit d’un groupe de personnages féminins dont certains semblent porter une coupe de lumière, sans doute une représentation allégorique de la justice. L’œuvre le dépasse par le dessous de quelques centimètres, elle le déborde sur le côté, et se rend ainsi visible : elle insiste. Ce détail, que je regarde attentivement, m’évoque précisément ce qui résiste à l’occultation, à la dissimulation, au masquage, pour se réimposer au cœur de cette enceinte de travail.
Puisqu’ainsi déployé dans la salle d’audience, cet écran rappelle que les images entrent désormais dans l’enceinte du tribunal où elles participent à la construction de la preuve. Plus encore il semble susciter leurs projections, celles des photographies, films, vidéos, captures d’écran, voire visioconférences, semble les appeler d’autant plus fortement que les accusés, sont présentés comme des «agents de renseignements», autrement dit des spécialistes de la réclusion, de l’isolement, de l’opacité, des professionnels du silence et du cachot, accusés d’avoir torturé pour faire parler ou au contraire pour faire taire, d’avoir bâillonné ou tué ceux qui voulaient faire savoir. Ces deux hommes sont de rangs différents : si Eyad al-Gharib, accusé de trente cas de torture, est un subalterne, un second couteau engagé de 2010-2011 au sein de la branche 251, ou «branche al-Khatib», un centre de détention et de torture situé au cœur de Damas et placé sous l’autorité de la Sécurité d’État, Anwar Raslan lui, est colonel qui dirigea à partir de 2008 le département des enquêtes de la branche 251 avant d’être transféré dans la branche 285, celle où étaient détenus les opposants au régime, les prisonniers politiques. Il est accusé d’avoir dirigé la torture de 4 000 détenus (coups de poing, bâton, câble et fouet, électrochocs, douche d’eau glacée, privation de nourriture, privation de sommeil, sévices sexuels), dont cinquante-huit au moins en sont morts, de deux cas de violences sexuelles et de viol. Ce qui est donc en jeu dans leur inculpation pour crimes contre l’humanité, c’est la mise au jour des rouages de l’Etat syrien, de ses pratiques systématiques, de ses méthodes, des chaînes de commandements, de sa structure, c’est la révélation de la réalité de la machine de mort syrienne, preuves à l’appui.
Plus d’heures de films de la guerre civile syrienne que d’heures de conflit
La monstration des images, leur usage au cours des débats, participe de ce processus probatoire et, rivée à cet écran blanc, je pense maintenant à César, à ce photographe de la police militaire syrienne qui, durant deux ans, a exfiltré 53 000 photos et documents de détenus torturés à mort dans les centres de détention et hôpitaux militaires, des photos de corps numérotés, émaciés, mutilés – dont une sélection sera exposée au siège de l’Otan à New York en 2015. Mais les images réunies par les opposants syriens participent également d’un autre travail, tout aussi considérable : elles constituent les archives de la violence et de l’horreur, établissent l’histoire, créent de la mémoire là où la dictature recouvre, supprime, anéantit, falsifie. La documentation relative aux exactions commises lors de la guerre civile syrienne est désormais massive, il s’agit de millions de fichiers, de milliers de vidéos, – il existerait plus d’heures de films que d’heures de conflit, on estime que le conflit syrien est désormais plus documenté que la seconde guerre mondiale. Un travail de mémoire phénoménal.
Image dans l’image, enchâssée, emboîtée en elle, ce rectangle blanc – je revois subitement celui qui signalait, quand j’étais enfant, les programmes télévisés susceptibles de présenter de la violence ou de la pornographie – est le point aveugle de la photographie, son angle mort, à la fois son trou noir et son hors-champ. Ce qui réalise son hiatus interne, et rend visible ce qui nous inquiète, hante notre inconscient collectif : le cauchemar syrien contemporain. Si la photographie de Thomas Lohnes est si juste à mes yeux, si ajustée à ce qu’elle représente, c’est précisément qu’elle dépasse l’iconophobie de la salle d’audience pour faire trace d’un procès singulier, celui du crime en cours sur cet écran blanc, pour l’inscrire dans la mémoire collective, cet autre écran où circulent les images.