A l’occasion des 10 ans du BAL, plateforme indépendante d’exposition et de pédagogie dédiée à l’image contemporaine, une ou un écrivain s’empare chaque semaine d’une image pour porter un regard sur notre histoire collective, que celle-ci touche au politique, au social, au corps, qu’elle témoigne des derniers bouleversements ou fasse appel à une mémoire plus lointaine en résonance avec notre actualité.
Avant même que l’on s’interroge sur la date et le lieu où cette photographie a été prise, sur sa cause, ses circonstances exactes, ce qui émeut peut-être d’abord en elle, dans ce qu’elle parvient à représenter, c’est la pure densité humaine, les dimensions colossales de l’attroupement humain, la forme mouvante de la foule, la marée, la vague. C’est l’eau. Comme si elle était, pour qui lui jette un premier regard, une projection dans la réalité, un tirage, de ce que Porphyre, philosophe originaire de Tyr, disait à propos des images : que leur génération dans l’esprit partait de l’eau.
La foule, à l’examen, ne progresse pas, elle ne suit aucun mouvement, elle ne frémit même pas, elle stagne. Les rangées de silhouettes venues du fond de l’image et massées selon la loi des décombres, singulièrement cet homme, à droite, juché sur un pan de béton effondré, mais aussi les postures et les visages bien plus nets au premier plan, en apportent notamment la confirmation. C’est une eau emprisonnée. Nous sommes en Syrie, fin janvier 2014, trois ans après la répression du printemps syrien et sa chute dans la guerre. Ce sont ici, à Yarmouk, les restes d’un camp en dur – d’un provisoire immuable – construit dans les années 50, à la périphérie sud de Damas. Les hommes et les femmes pris dans ces décombres sont pour la plupart des réfugiés et des descendants de réfugiés palestiniens de 1948. Bien qu’officiellement apatrides, ils bénéficiaient, à quelques notables exceptions près, des mêmes droits que les citoyens syriens. Ils avaient accès au marché du travail. Ils pouvaient voyager. Ils n’avaient jamais subi de Septembre noir. Ils ne souffraient pas de la marginalité juridique de leurs compatriotes répartis dans les camps en dur du territoire libanais et n’avaient pas connu, surtout, les affres de la guerre civile de 1975-1990 dont ils furent des protagonistes majeurs.
Le déclenchement des hostilités en Syrie bouleverse les coordonnées politiques des Palestiniens de Yarmouk. Leur situation cesse, en quelque sorte, d’être passablement acceptable en regard des autres camps du pays et des camps d’autres pays voisins. Elle dégénère au point de rejoindre très vite, par son ampleur et par son déroulement, le cortège des épisodes les plus violents de l’histoire palestinienne : dès la fin 2012, l’immense majorité des habitants doit fuir le camp soumis aux forces du régime syrien qui le bombardent et achèvent de l’encercler au prétexte, entre autres, du ralliement de groupes locaux à la cause de la révolution. Une part de ces nouveaux exilés trouvera refuge de l’autre côté de la frontière, au camp de Chatila, à la périphérie sud de Beyrouth. Fin janvier 2014, période à laquelle remonte la photographie, ce qui reste de la population de Yarmouk est en proie à des semaines de pénuries et de famine organisées ; elle ne sort pas des décombres pour tenter de fuir – aucune voie n’est ouverte et les tireurs embusqués veillent – mais pour attendre le miracle de la distribution de colis alimentaires. La foule immense, compacte, s’est constituée, en dehors de toute perspective de mouvement sans la moindre possibilité d’écart ; c’est la photographie elle-même ou, aussi bien, notre propre terreur à concevoir une telle attente, dans un tel décor, qui a pu projeter sur cette foule emprisonnée l’illusion éphémère du mouvement.
Yarmouk 2014, Alep 2016, la confusion des événements
Nous ne savons pas à qui nous devons cette image. Nous savons seulement qu’elle a été diffusée en premier par l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient. Il est très probable qu’elle soit l’œuvre d’un travailleur distribuant la nourriture ce 31 janvier 2014 ou d’un habitant affamé de Yarmouk (un photographe professionnel l’aurait sans doute signée), l’un ou l’autre éprouvant la nécessité d’enregistrer l’événement pour l’histoire et de témoigner, pour maintenant, de l’abjection de ce siège et de la dignité de ceux qui l’endurent. Il n’est pas exclu que le témoin, le photographe en devenir, ait eu conscience de participer à quelque chose comme une scène de déluge ou une reproduction de fléau, de regarder une image, donc, qui contient toutes les images culturelles de l’apocalypse à la fois, qu’elles proviennent de la peinture, du film, de la presse, de la littérature, des textes religieux.
Des photographies de Yarmouk, de son asphyxie et de sa désolation, il y en a beaucoup d’autres, d’un apport parfois supérieur si l’on s’en tient aux seuls critères de l’information et de la pertinence documentaire. Certaines ont été prises d’un endroit et d’un angle de vue assez proches. Il existe même, de cet hiver 2014, une série de portraits réalisée par un photographe, Rami Al-Sayed, issu de Yarmouk, résidant encore à Yarmouk, qui donne à voir, de près, des hommes, des femmes, des enfants entourés de ravages et saisis dans les gestes ordinaires de la survie. Aucune d’entre elles, pourtant, n’a eu le retentissement médiatique de celle-ci, parce qu’aucune n’embrasse la foule avec cette composition formelle, aucune ne renvoie, de manière aussi flagrante et immédiate, au magma de représentations catastrophiques qui hante l’imaginaire de tous.
En décembre 2016, au terme de plusieurs mois de batailles, de bombardements aériens et de siège, les derniers groupes insurgés d’Alep sont contraints à la capitulation. Commence de nouveau à circuler alors sur les réseaux sociaux, certes timidement, noyée dans l’abondance, la photographie des Palestiniens affamés de Yarmouk, en banlieue sud de Damas, dans l’hiver 2014, cette fois en qualité de document censé illustrer l’évacuation des civils syriens prisonniers des quartiers est d’Alep.
Il entrait un peu d’ignorance, bien sûr, dans la confusion de ces événements, pas mal d’exotisme aussi dans la perception en bloc de ces deux peuples distincts, fondée pour l’essentiel sur une apparence vestimentaire supposément identique, sur la présence de femmes voilées. Passé l’agacement que peut susciter une telle erreur parée, de surcroît, des meilleures intentions du monde – le partage empressé de son indignation devant l’horreur –, quels éléments permettent à cette photographie de Yarmouk de représenter, fût-ce abusivement, les populations évacuées d’Alep ? Qu’est-ce qui rend la méprise possible ? Est-ce la faute à l’image ?
Sujets quasi exclusifs de la photographie arabe, le champ de ruines et le réfugié
Que la photographie tienne de sa grammaire entendue de l’apocalypse matière à se généraliser, qu’elle y puise de quoi aisément se transposer à toute situation d’exode de masse est une évidence. Mais les propriétés esthétiques de l’image ne sont pas seules en cause. Il y a que la destruction du monde arabe par la guerre – la guerre territoriale, impérialiste, civile, religieuse, économique, par toutes les espèces conjuguées de la guerre – ne cesse d’abolir les disparités de son espace géographique et de réduire ses villes respectives, ses foyers de civilisation les plus anciens, à un paysage de ruines toujours plus homogène. Il est presque impossible de découvrir une photographie d’Alep en 2016 sans penser, inextricablement, à des photographies de Mossoul et de Yarmouk en 2014, de Gaza en 2009 et 2014, de Hama en 1982 et 2012, de Bagdad en 1991 et 2003, de Beyrouth en 1990 et 2006, de Tripoli en 2011, de Taïz en 2021, etc. De ce vaste processus de destruction commun ne peut surgir qu’une seule forme d’existence possible, qu’un seul destin politique, celui de civil fixé dans des camps ou jeté sur les routes terrestres et maritimes, celui de déplacé de guerre, d’exilé, de migrant.
Ces sujets quasi exclusifs de la photographie arabe que sont le champ de ruines et le réfugié ont pour unique contrepoint la richesse obscène des monarchies pétrolières et les tours délirantes érigées dans le désert. Entre ces deux répertoires d’images que nous consommons en Occident par intermittence, dont il serait absurde de nier qu’ils ne correspondent pas à une réalité centrale du monde arabe, mais à une réalité parmi d’autres, en conflit avec d’autres, rien ou si peu ne nous parvient ; rien ou si peu de la vie quotidienne dans et en dehors des paysages dévastés, rien ou presque des combats inlassables, mineurs et décisifs, qu’opposent les individus et les sociétés locales aux forces mortifères qui conspirent contre eux, à peu près rien des nouvelles expériences politiques et des chemins de la reconstruction. Rien ou si peu, en somme, de la puissance propre et de la capacité à agir – qui demeurent, elles, captives de l’imaginaire de la menace.
Si l’on devait grossièrement répartir les rôles que remplissent l’image et le langage dans le dialogue qu’ils nouent toujours ensemble, la première concentre jusqu’à l’énigme et l’abstraction tandis que le second déplie. La grandeur de la photographie de Yarmouk procède de son aptitude à voyager indifféremment jusqu’à Alep, Mossoul et Aden, à toute époque et partout où les guerres du Moyen-Orient accomplissent leur travail d’anéantissement ; celle du langage, de la pensée par le langage, est de pouvoir la retenir sur place, d’empêcher qu’elle enjambe la singularité de ceux qu’elle représente ou prétend représenter. Ces singularités sont précisément ce qui manque à l’image : il manquera des Palestiniens de Yarmouk à l’image si la photographie voyage jusqu’à Alep ou Bagdad, de même qu’il manque l’exode de 1948 à celle de Yarmouk en janvier 2014, de même qu’il manque toute la guerre de Syrie à l’image des victimes syriennes de l’explosion du port de Beyrouth en 2020.
«En présence des images» est une série conçue par la Fondation Evens et LE BAL, en partenariat avec Libération, avec le soutien du ministère de la Culture.
Lire tous les épisodes :
- Emmanuelle Bayamack-Tam : «Le vocabulaire de la soumission et de l’humiliation est toujours le même»
- Bertrand Schefer : «Une image alien dont la technologie numérique a accouché par imprudence»
- Ryoko Sekiguchi : «Ce que nous disent les coquelicots»
- Kaoutar Harchi : «Comment rendre sensibles les puissances politiques qui sont nées ce jour-là?»
- Mathieu Larnaudie : «Le pape personnifie la dualité théologique de l’Eglise»
- Arno Bertina: «La catastrophe écologique n’est pas photographiable»
- Olivia Rosenthal: «Nous sommes partout»
- Tristan Garcia : Ulysses Grant, des «parcelles d’information lumineuse»
- Oliver Rohe : à Yarmouk, «une image qui contient toutes les images de l’apocalypse à la fois»
- Maylis de Kerangal : la brèche et l’écran
- Hélène Gaudy : marcher sur l’eau, «le signe de la perte de contrôle, de l’impuissance»