Quelques centaines de personnes assistaient aux obsèques de Tina Modotti, le 7 janvier 1942, sur une colline de Mexico. Parmi celles-ci, si l’on se réfère à la biographie de Gérard de Cortanze, Moi, Tina Modotti, heureuse parce que libre (éd. Libretto), figuraient de nombreux militants communistes, mais aussi des syndicalistes, des représentants du gouvernement, des ouvriers et des proches. Dont une poignée d’artistes, au premier rang desquels, le futur prix Nobel de littérature chilien, Pablo Neruda, qui récitera un poème dédié à celle dont on avait déposé sur le cercueil un portrait pris par Edward Weston : «Tina Modotti ma sœur, tu ne dors pas, non tu ne dors pas…»
Ainsi, celle qui s’était éteinte dans un taxi, un soir d’hiver, à l’âge de 45 ans – le médecin légiste conclura à une mort naturelle, mais son cœur avait beaucoup souffert, aux sens propre et figuré – allait-elle amorcer une lente descente vers l’oubli, hormis au Mexique, sa patrie d’adoption. Avant que, à partir des années 70, on ne redécouvre le parcours extraordinaire de cette photographe militante, à la fois héroïne et cible de la vindicte, fille du peuple et coqueluche bohème du microcosme arty.
Obsédée par la réalité
Une intranquille, en tout état de cause (comme pourraient le suggérer les mots de Néruda), qui connaîtra une existence assez brève, mais constellée de péripéties. Un nom, dorénavant «légendaire», qui, au risque de devoir assumer un raccourci, représenterait pour la photographie, ce que fut Frida Kahlo à la peinture – les deux femmes s’étant du reste côtoyées, leurs engagements idéologiques, vies intimes et professionnelles s’épanouissant concomitamment dans le Mexique effervescent de l’entre-deux-guerres.
Ainsi, se retrouve-t-on au premier étage du musée du Jeu de paume, à Paris, face à «l’Œil de la révolution». Un hommage vanté comme «la plus importante exposition jamais consacrée à Paris à cette photographe et activiste politique d’origine italienne». De fait, Tina Modotti naît dans la chaleur de l’été 1896 à Udine, au sein d’une famille modeste. Dès l’adolescence, une envie d’ailleurs l’entraîne déjà aux Etats-Unis, où une amorce de carrière hollywoodienne, dans une industrie cinématographique elle-même émergente (voir The Tiger’s Coat, un mélo tartignole, muet avec cartons, qu’on découvre projeté sur un mur de l’expo, mi-attendri, mi-navré), fait long feu. Parallèlement, apparaît à son générique amoureux, un mari d’origine québécoise, poète et souffreteux (il mourra en 1922), vite supplanté par Edward Weston. Le photographe américain de renom la shoote sous toutes les coutures (voire, sans : à l’image de ce spectaculaire nu intégral, sur une terrasse ensoleillée), puis, un temps devenu son compagnon, la forme à la photo, la soutient et l’adoube, non sans une pointe de condescendance – «Les photos de Tina ne perdent rien à être comparées aux miennes. […] Elles ne leur sont pas inférieures», écrira-t-il.
Continuum romanesque
Construite sous forme de chapitres, l’exposition du Jeu de paume illustre assez littéralement le manifeste d’une Modotti obsédée par une «réalité» dont, une fois larguée les amarres du formalisme, le spectre balaiera aussi bien la sphère culturelle, que le quotidien de la rue. Ce qui, d’un côté, englobe le processus créatif des muralistes en vogue, Diego Rivera et José Clemente Orozco, ou du marionnettiste, Lou Bunin, ainsi que des portraits du poète russe, Vladimir Maïakovski, de passage à Mexico, ou du révolutionnaire marxiste cubain, Julio Mella – un de ses béguins, abattu de deux balles alors qu’ils marchaient ensemble dans une avenue. Et, de l’autre, la modeste dignité du petit peuple que, malgré une empathie évidente, elle tâche de ne pas glorifier, ni de plaindre, quand, attirée par les femmes et les enfants, elle détaille, ici, des mains essorant du linge, là, un sein lourd offert à la bouche d’un nourrisson, plus quantité de paniers et de récipients en équilibre sur des têtes. L’inflexion propagandiste se faisant plus explicite au moment de montrer un attroupement de péons chapeautés, penchés sur la une du journal coco, El Machete. Ou d’entremêler dans une composition, une faucille, une cartouchière et des épis de maïs.
Voilà, l’oiseau a pris son envol. Mais ne plane pas : «Je me considère comme une photographe, rien de plus [qui] cherche non pas à produire de l’art, mais d’honnêtes photographies, sans distorsions ou manipulations. […] La photographie, précisément en vertu du fait qu’elle ne peut être produite que dans le présent et parce qu’elle repose sur ce qui existe objectivement devant l’appareil, représente le medium le plus satisfaisant pour enregistrer avec objectivité la vie dans tous ses aspects. […] Si à ceci s’ajoutent de la sensibilité, de l’intelligence et, surtout, une idée claire quant au rôle de la photographie dans le domaine de l’évolution historique, je crois que le résultat est quelque chose qui mérite sa place dans la production sociale.»
Une rectitude «artistique» (adjectif qu’elle réprouvait catégoriquement) que Tina Modotti ne mettra toutefois en pratique que pendant une poignée d’années. Suite à quoi, du Parti communiste mexicain au Secours rouge international, le militantisme la happera, entre Espagne, Allemagne, France, Russie, Etats-Unis, etc., dans un continuum romanesque dont se pourlécherait le plus paresseux des biopics, mais qui a laissé très peu de traces visuelles (son activité, où le Graflex n’a pas plus sa place, s’inscrivant en partie dans la clandestinité). On ne recense à ce jour qu’environ 400 photos attribuées à Tina Modotti. Le Jeu de paume en présente plus de la moitié. Le décompte est bon.