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A Aix, les quatre faces des «Quat’sous»

Interprétée par la troupe de la Comédie-Française, cette nouvelle production qui ouvre le Festival célèbre la verve comique de cet «opéra» de Brecht et Weill sur fond de questionnement sur la montée des extrémismes.
Christian Hecq et Véronique Vella incarnent les Peachum dans une nouvelle traduction française d'Alexandre Pateau. (Jean-Louis Fernandez/coll.Comédie-Française)
publié le 27 juin 2023 à 17h32

Il y a les Peachum, un couple versé dans le commerce de mendiants. Mack la lame, un caïd aux dents longues, acoquiné avec Brown, le flic du coin. Il y a une horde de la fange prête à dégoupiller dans le Londres des années 20. Et il y a les filles, celle des rues, Jenny, celle des Peachum, Polly, et son amie, la fille de Brown, Lucy. Il y a aussi un écrivain qui s’enflamme peu à peu aux braises de la politisation, Bertolt Brecht. Un compositeur qui coud une musique patchwork de cabaret déglingué, Kurt Weill. Il y a au bout une œuvre indéfinissable, colorée comme un cri, l’Opéra de quat’sous. Et un Festival d’art lyrique qui choisit ce brûlot toujours vivace pour ouvrir sa 75e édition. Avec un chef contemporain, un metteur en scène prestigieux et la troupe d’élite de la Comédie-Française. Pourquoi cet appariement ? Quelle urgence ? Quel message ? Portrait d’une nouvelle production à travers quatre de ses grandes figures.

Max la baguette

Comme tout le monde, il connaissait les chansons de Kurt Weill. Comme tout le monde, il croyait les connaître. «J’avais beaucoup de clichés. Quand j’ai ouvert la partition, j’ai été surpris !» Il y a plus d’un an que Maxime Pascal travaille à cet Opéra de quat’sous et, quand il en parle, il écarquille encore les yeux. Le chef a auditionné les comédiens du Français, préparé qui pouvait chanter quoi. Et a surtout découvert la nature particulière de l’œuvre, tantôt considérée comme du cabaret, du music-hall, de la chanson… «En réalité c’est de la musique écrite. Kurt Weill n’est pas du tout un compositeur insouciant ou léger, mais un grand artisan qui va puiser chez Mahler, Stravinsky, Schoenberg, et qui aura d’ailleurs un impact sur Berg ou Eötvös. C’est d’une profondeur incroyable.»

Adapté de The Beggar’s Opera (l’Opéra du gueux, 1728), œuvre phare du baroque britannique, l’Opéra de quat’sous donne pile deux cents ans plus tard un écho aux voix des bas-fonds, sur une musique qui agrège de nombreux styles. «Mais Weill apporte un principe, reprend Maxime Pascal : il subordonne tous les paramètres musicaux de la vocalité à la déclamation. La déclamation est le principe leader. Les acteurs peuvent s’en emparer mieux que personne. On prend la pièce pour du music-hall, mais c’est écrit pour du parlé-chanté. Weill apporte à la tradition écrite des éléments allemands du cabaret.» Tout comme The Beggar’s Opera était jadis troué de chansons, Quat’sous est perlé de parler.

«C’est courageux et intelligent de donner cette œuvre ici», s’étonne le chef, qui la dirigera avec son ensemble du Balcon, spécialisé dans l’interprétation de musique contemporaine. Même si, sur le fond, il n’est pas si surpris que ça : «Notre ligne directrice, ce à quoi l’on croit, les chefs, les chanteurs, ce sont les œuvres. On ne vénère pas les créateurs, mais les œuvres. Et, dans un festival d’opéra, on a donc une œuvre d’ouverture sans chanteur lyrique. Avec des acteurs.»

Le gang des gais givrés

Sur la scène noire du théâtre de l’Archevêché, une plateforme, des écrans de formes diverses, une série de pieds de micros alignés comme en stand-up et un couple attifé bizarre. Elle en robe à motifs avec des chaussures qui lui font mal aux pieds. Lui en costume coloré à rayures verticales sur un pantalon crème. Ce sont les Peachum. Les rois des mendiants. Ils s’engrainent au sujet du mariage de leur fille, Polly. Les répliques fusent, s’espacent, se raboutent, le texte se perd. «On peut la refaire une fois ?» lance le costume. «Oui, on est là pour ça», répond une longue silhouette à casquette assise dans la salle découverte, sous des nuages gris. Alors ils recommencent. Et recommencent. Ils cherchent la vitesse idéale, la fluidité naturelle d’une comédie enlevée dans un univers moralement craspec. «Vous êtes en train de vous entraîner à la seule chose qui compte, le timing», lance la casquette.

«Vous», ce sont les pensionnaires de la Comédie-Française. Ils évoluent aujourd’hui dans l’univers du lyrique. La maison de Molière plantée dans le jardin de Mozart. Avec des pigeons qui passent et un arbre sur le côté de la scène. Ils ne sont pas intimidés, plutôt amusés. Les comédiens qui ne participent pas à la répétition rient depuis la salle au jeu de leurs collègues, qui prend forme. «On réessaie, un peu plus vite pour voir.» L’ambiance est au bouillon inventif. Après la cascade d’un mendiant habillé en «costume de victime du progrès industriel» – qu’il troquera plus tard pour celui du «jeune qui a connu des jours meilleurs» –, les Peachum dégagent. Changement de ton : place au mariage pouilleux. Les témoins entrent. Des gangsters de Soho. Puis les mariés. Mack la lame, chef de bande. Et Polly, toute d’argent vêtue, qui chante la Fiancée du pirate debout sur deux tabourets posés comme des tréteaux. «C’est quoi, ce sourire sauvage ?» conclut le refrain. On n’a pas le temps de se demander si c’est celui d’un passé centenaire remontant à la surface que le tonnerre profite du silence pour faire entendre son roulis. Eclairs et ciel de plomb, l’orage domine l’amplification.

La silhouette à casquette a passé la répète à stimuler les rythmes et les énergies des comédiens en laissant carte blanche à leurs intentions. Elle fait maintenant valoir ses droits : «Les gants ne vont pas. Ils t’aident ? Tu insisterais pour les garder ? Je préfère que tu les enlèves», «Toi, tes lunettes de soleil, pour moi c’est au bord du cliché : gangster, pimp, star populaire. Essayons d’arriver au même résultat en réduisant les effets. J’ai un grand désir de voir ton visage en entier. Et tu as déjà un chapeau. Enlève-les, à moins que tu ne trouves l’idée géniale.» Après un timide «mais c’était validé…» gants et lunettes sont glissés dans une poche. En trois minutes, casquette a montré son statut de chef de bande. Il pleut.

Véro et Chris les crapules

«Il faut profiter de chaque goutte de pluie, car dans dix jours on va cramer.» Véronique Vella et Christian Hecq sont attablés dans le foyer où comédiens et techniciens passent fréquemment faire vibrer la machine à café. La 479e sociétaire, cheveux protégés par un fichu, et le 525e, qui a ôté sa veste à rayures découvrant une chemise parme du plus bel effet, évoquent leur interprétation des Peachum.

«Chris : Il y a d’abord le parlé-chanté. Une fluidité doit naître. Certains peuvent compenser avec une technique de chant. Moi je suis plutôt le comédien qui chante.

Véro : A l’inverse, j’ai beaucoup chanté, c’est jouer qui n’était pas naturel. Dans les spectacles musicaux, j’avais le trac, mais dès que la musique arrivait, c’était cool. Chez Weill, le passage entre parlé et chanté est remarquablement écrit, léger.

- On est comédiens mais ici sur nos badges, il y a écrit “soliste”, ça nous fait rire. On se sent un peu imposteur – en même temps c’est un opéra d’imposteurs. Après le parlé-chanté, il y a aussi un autre va et vient, entre investir pleinement le rôle et jouer du bout des doigts.

- Faire entrer ce que le metteur en scène propose comme vision interprétative dans les clous de Weill.

- Je sais qu’il pense beaucoup à l’aspect politique, mais quand je joue, je n’y pense pas du tout. La perception du message n’est pas la construction du personnage.

- Ce que j’adore chez Brecht, c’est que les personnages sont des figures – le bourgeois, la femme frustrée – et cela n’enlève jamais la profondeur.

- Oui, nous sommes une surface claire : les deux crapules. Mais quand on fait son chemin d’acteur à l’intérieur, on peut se raconter des mondes.

- Nous discutons beaucoup des personnages. Le lendemain j’ai le sentiment d’avoir été nourrie, d’avoir du contexte, ça me rajoute une couche de Peachum.

- Par exemple, avec Véro on s’est dit qu’on allait jouer un couple uni. Le couple comme une société, une entreprise. C’est une forme d’amour.

- J’ai déjà joué ce rôle et d’habitude les Peachum se détestent. Je trouvais ça dommage, c’est trop univoque “un couple qui s’aime ou qui se déteste”.

- On ne joue pas le premier degré des engueulades, on met de l’épais.

- Sur les engueulades, vous noterez qu’il faut de l’amour. On ne s’engueule que s’il y a amour. De toute façon, c’est le principe du théâtre : il faut aimer le personnage. Sinon c’est mort.

- C’est ça, chez n’importe quel comédien à qui l’on propose un rôle, dès la première lecture il y a un réflexe d’amour : à quel endroit le personnage est sauvable ?»

Tom la science

Dans sa loge – un Algeco posé dans le jardin du théâtre –, la longue silhouette à casquette est enfoncée au fond d’un canapé taupe, les deux mains jointes devant son visage, les jambes croisées. «La troupe est excellente. Cela arrive rarement d’avoir la chance de trouver une distribution juste. Hétérogène, mais avec un esprit fort et jouissif. Le plaisir de l’amusement doit exister durant le jeu», analyse Thomas Ostermeier, le petit génie du théâtre européen, directeur de la prestigieuse Schaubühne de Berlin, metteur en scène du spectacle. S’il tient à cette joie bondissante sur le plateau et privilégie avec ses comédiens l’aspect antipsychologique, il a néanmoins d’autres idées en tête.

«J’ai été frappé par l’actualité de cette œuvre. Ne serait-ce qu’il y a trois jours, les ministres de l’Intérieur européens sont tombés d’accord pour réformer le droit d’asile. La forteresse Europe devient encore plus protégée, les murs sont plus hauts», scande-t-il d’une voix claire. L’Allemand déplore un monde «sans aucune compassion». Ce carburant, parent pauvre du sentiment d’humanité, constitue le fonds de commerce de Peachum. En un siècle, il s’est perdu. Et cet Opéra de quat’sous, «qui parle de la misère, de la façon dont on profite de la misère», a bien des résonances dans notre monde «capitaliste accélér黫l’on peut se demander si les businessmen ne sont pas eux-mêmes des criminels».

Ostermeier parle avec les mains, qu’il lance à droite à gauche avant de les faire se retrouver, pour les calmer peut-être. «Ce qui me déprime, c’est qu’on retrouve aujourd’hui tout ce qu’il y a eu en 1928 : crise mondiale économique, montée du fascisme partout en Europe : pays scandinaves, Italie, Pologne, Hongrie, on verra bien pour la France…» laisse-t-il planer avant de rappeler que l’Allemagne est aussi touchée, avec des populistes d’extrême droite à 20 %. A l’époque où il écrit son Quat’sous, Brecht n’est pas encore influencé par Marx, c’est le Brecht anarchiste et poète qui parle. «Il voit la misère du monde, mais il n’y a pas de réponse, continue Ostermeier. Ou bien cette réponse est : l’être humain est une bête.» Conclusion : un siècle après, nous restons toujours sans solution face à la montée d’un fascisme qui apparaît inéluctable. Double déprime.

«La politique, c’est gris, didactique, ça fait chier, enfonce-t-il. Mais ce ne doit pas être qu’un truc de vieux ou de politicien. Ce que j’adore, c’est l’idée de mélanger la pensée politique et le divertissement.» Silence. On se rappelle que Berlusconi est mort aujourd’hui. «Je cherche un théâtre populaire qui n’est pas que grand-guignol ou bouffon, mais aussi avec une pensée derrière. Si on arrive à faire ça, le spectateur est diverti tout en se posant des questions profondes. Il y réfléchira ensuite, même s’il n’a pas de réponse.» Il nous fixe. «Vous avez des réponses, vous ?»

L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill m.s. Thomas Ostermeier, dir.mus. Maxime Pascal. Au théâtre de l’Archevêché les 4, 5, 7, 10, 12, 14, 18, 20, 22 et 24 juillet à 22 heures.