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Controverse

A l’Opéra de Hambourg, un généreux bienfaiteur aux riches parents nazis

La prestigieuse institution ambitionne de se refaire une santé, grâce à l’argent d’un mécène, Klaus-Michael Kühne, dont la famille s’est enrichie en spoliant des centaines de milliers de foyers juifs.
Le nouvel opéra est en construction dans le port de Hambourg. (Markus Scholz /dpa Picture-Alliance. AFP)
publié le 24 juillet 2025 à 9h20

«Il s’agit du projet culturel le plus ambitieux de Hambourg, voire de toute l’Allemagne», jubile le quotidien régional Hamburger Abendblatt. L’événement n’est pas des moindres. L’un des plus prestigieux opéras du monde, le Hamburg Ballet, devrait quitter l’édifice qu’il occupe depuis 1955, et faire peau neuve dans un nouveau bâtiment enraciné dans le port hambourgeois. Sollicité par le journal local le 19 juillet, le sénateur en charge des questions culturelles, Carsten Brosda (Parti social-démocrate), annonçait que les premières maquettes du projet devraient être livrées le 22 septembre.

Dans un communiqué envoyé à la presse en février, la direction de la célèbre institution se réjouissait d’un tel projet, «à l’architecture exceptionnelle qui offrira des conditions idéales à l’opéra d’Etat de Hambourg» et d’un «emplacement privilégié aux abords du fleuve de l’Elbe, accessible à tous». Mais à l’évocation du mécène à l’initiative du projet, les critiques n’ont pas tardé à fuser. Il s’agit de Klaus-Michael Kühne, l’un des industriels les plus riches d’Allemagne. Ce fortuné bienfaiteur est à la tête de la gigantesque fondation Kühne, qui se dédie aux causes sociales et culturelles. Elle se concerte depuis plusieurs mois avec «le Sénat, l’opéra d’Etat de Hambourg» au sujet «d’un nouvel opéra», poursuit la direction.

Or l’argent de sa fondation provient de sa très lucrative entreprise Kühne & Nagel, leader mondial du transport logistique, dirigée avant lui par son père et son oncle. Ceux-ci y ont fait fortune en dépouillant des centaines de milliers de foyers juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Adoubée par le régime nazi, leur société a pu prospérer en toute insouciance.

Une fortune aux origines troubles

Klaus-Michael Kühne s’est toujours opposé à la tenue d’enquêtes indépendantes menées par des historiens au sein de son entreprise. Lors d’une interview accordée au Spiegel en mars, il assurait que ce chapitre était clos. Cela n’a pas empêché les chercheurs de passer au crible les archives à leur disposition, mettant ainsi en lumière l’étroite collaboration entre sa famille et le régime nazi. Son père et son oncle avaient demandé à adhérer au Parti national-socialiste bien avant le début de la guerre.

Ceux-ci avaient un quasi-monopole en matière de transport des biens juifs volés, selon l’historien Johannes Beermann, et s’appropriaient leurs meubles, vêtements et divers autres biens, qui étaient ensuite redistribués aux Allemands. Entre 1942 et 1944, l’entreprise Kühne & Nagel aurait ainsi transporté le contenu de 70 000 appartements depuis la France vers le Reich. Après la guerre, les dirigeants de K & N ont fait profil bas pour éviter toutes représailles de la part du nouveau gouvernement.

Aujourd’hui, Kühne & Nagel est une entreprise prospère. Et son dirigeant ne s’est jamais prononcé sur cet héritage fait de spoliations, alors que plusieurs historiens allemands ont appelé à une «dénazification des patrimoines», qui consisterait en une confiscation des capitaux gagnés grâce à la collaboration avec le régime nazi. Pour cet historique familial, et pour son absence de transparence à ce sujet, certains s’interrogent sur la légitimité de Klaus-Michael Kühne à se saisir du projet de rénovation du Ballet de Hambourg.

Un investissement pour «blanchir l’entreprise» ?

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’industriel se fait mécène de projets privés ou publics. Il a précédemment cofinancé la construction de la Philharmonie de l’Elbe, a créé l’Université de logistique de Kühne, a sauvé du gouffre financier le club de foot Hambourg SV et c’est l’un des principaux sponsors du célèbre Festival de Salzbourg. Ces multiples dons lui ont d’ailleurs permis d’être décoré du «prix des fondateurs de Hambourg» par le maire de la ville Peter Tschentscher, en septembre.

Mais depuis cette annonce au début de l’année, les critiques fusent de toutes parts. L’Opéra de Hambourg est l’un des joyaux nationaux, et ce projet en hérisse plus d’un. «Un milliardaire décide du développement de la ville en piochant dans ses poches. Et sans sourciller, la ville s’empare de cet argent. Pourtant, la richesse de Kühne & Nagel repose sur l’époque nazie», déplore Heike Sudmann, porte-parole du groupe parlementaire du Parti de gauche sur son blog personnel.

Norbert Hackbusch, autre représentant du groupe politique, déplore un manque de transparence au niveau de l’implication de Klaus-Michael Kühne dans les décisions administratives et logistiques du futur Opéra. Autre fervent opposant au projet, le comité de préservation des monuments de Hambourg avance cette fois des raisons architecturales. Dans une pétition, il déplore le souhait d’abandonner ce «chef-d’œuvre du modernisme d’après-guerre, offrant une vue et une acoustique exceptionnelles, qui n’aurait besoin que de quelques rénovations», sans critiquer le mécène.

Cet investissement dans «l’art sert à blanchir l’entreprise de Kühne», estime pour sa part l’historienne Annette Jael Lehmann, professeure d’études culturelles à l’Université de Berlin, dans les colonnes du New York Times. Le média allemand TAZ s’agace par ailleurs de cette prétendue bienfaisance, arguant que si l’industriel «payait ses impôts comme tout salarié, cela rapporterait 1,7 milliard d’euros par an [à l’Etat]. Cela équivaudrait à cinq opéras et demi, chaque année !», faisant allusion aux procédures pour fraude fiscale visant l’entreprise de l’homme d’affaires, révélées en avril. Contactée, la fondation dirigée par Klaus-Michael Kühne a déclaré ne pas souhaiter faire de commentaire.