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Théâtre

Aux Nuits de Fourvière, «Jusqu’à ce qu’on meure» vrille de mille feux

Présenté en première européenne au festival lyonnais, l’ambitieux spectacle de la Québécoise Brigitte Poupart place le cirque dans un dispositif immersif où cohabitent onirisme lumineux et réalité brutale.
«Jusqu'à ce qu'on meure» de Brigitte Poupart fait le choix d'aller vers la lumière. (J-F Savaria/festival Avignon)
publié le 28 juin 2024 à 9h50

Il est rare que des programmateurs se jettent à l’eau de la sorte, en misant sur le spectacle XXL d’une artiste dont eux-mêmes n’avaient encore jamais entendu parler. C’est pourtant le pari tenté, à mi-parcours, par les Nuits de Fourvière qui, sept soirs durant, baptisent Jusqu’à ce qu’on meure, de la Québécoise Brigitte Poupart. Une proposition inédite, donc, qui plus est délocalisée dans des studios de tournage à Villeurbanne, la commune popu, riveraine de Lyon, aux antipodes du prestigieux théâtre antique, le QG multiséculaire d’un événement ayant la double particularité de s’inscrire chaque année dans la durée (deux mois) et de butiner toutes les disciplines (rock, chanson, opéra, cabaret, théâtre, danse…).

Brouiller les repères visuels

Ainsi, tandis qu’Alain Souchon et ses deux fils gratifient d’une enfilade rectiligne de tubes le public assis du monument gallo-romain de Lugdunum, se retrouve-t-on debout, au milieu de quelques centaines de curieux, dans la touffeur obscure d’un bâtiment impersonnel, où, accueilli par un court métrage laconique – autour d’une virée en voiture –, nul ne devine ce qui se trame derrière l’écran.

«Une proposition hors norme pour nous», concédait en amont le nouveau codirecteur (avec Emmanuelle Durand) des Nuits de Fourvière, Vincent Anglade, naguère à la tête des festivals parisiens Jazz à la Villette et Days Off, qui, sans avoir encore vu Jusqu’à ce qu’on meure, précisait avoir été mis sur la piste par Frédéric Mazelly, directeur artistique de la Villette… où l’aventure devrait reprendre dans les mois à venir.

Mais, pour l’heure, le show n’avait encore jamais quitté son pays d’origine. Créé fin 2022 à Montréal, puis passé par Québec, avant un retour en mars à la case départ, il a déjà été joué plusieurs dizaines de fois. En soi, l’idée n’est pas révolutionnaire, qui consiste à faire valdinguer les conventions du spectacle vivant en brouillant les repères usuels du rapport scène-salle. D’autres s’y sont en effet déjà essayés par le passé, de la troupe catalane la Fura dels Baus, dont les grinçants cabarets cyberpunks ont décoiffé les années 80-90 (avant de s’enliser dans l’autoparodie), à Sleep No More, projet ayant fait les beaux soirs de Londres, Boston puis New York, où, dans un bâtiment de 9 000 mètres carrés, le public déboussolé (et masqué) infiltrait un Macbeth aux effluves kubricko-hitchcockiennes.

Un rapprochement qui ne déplaît pas à Brigitte Poupart, quand, après coup, on lui suggère un cousinage avec le blockbuster de la compagnie britannique Punchdrunk (treize ans de succès à Chelsea, de 2011 à 2024, à presque 100 euros le ticket !). De même que la démiurge assume un éventail de références allant du Crash de David Cronenberg, au clip de Thriller de Michael Jackson, auxquelles elle adjoint le nom de la papesse, Pina Bausch. «Mon idée, expose la Canadienne, était vraiment de diriger les acrobates comme des acteurs, et d’entraîner l’univers du cirque dans une courbe narrative teintée d’onirisme, quoique rattrapée par une réalité autrement brutale. Car si la conception du spectacle a débuté en 2018, le voici aussi désormais pris dans un étau où cohabitent les souffrances de l’Ukraine et de la Palestine, le spectre de l’extrême droite en France et la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche.»

Twerk postapocalyptique

Une toile de fond anxiogène qui ouvre un Jusqu’à ce qu’on meure, déambulation ubique et immersive faisant néanmoins le choix d’aller vers la lumière. C’est en effet dans un cadre postapocalyptique et obsolète, composé de décors distincts au milieu desquels on circule librement – salon vieillot, avec fauteuil défoncé, lampe de chevet, fatras de livres éparpillés, cabine téléphonique du temps jadis, cuisine érigée à la verticale, carcasse de Mercedes… – qu’une douzaine de corps, d’abord inertes, sont appelés à reprendre vie.

Entre sangles aériennes, twerk et portés acrobatiques vont alors se superposer les tableaux, souvent verticaux, qu’un narrateur qui mêle anglais et français enrobe d’aphorismes expérientiels («Les histoires sans fin ne peuvent que continuer toujours toujours toujours…» «Parfois on se retrouve en plein chaos et c’est parfois dans le chaos qu’on se trouve.») Alternant ambiances convulsives et hypnogènes, Brigitte Poupart – qui, depuis plus de trente ans, a déjà été actrice, scénariste, documentariste et metteuse en scène, notamment du spectacle Luzia du Cirque du soleil – achève le flash-back sur un dancefloor, le temps d’un long DJ set durant lequel l’assistance se retrouve à folâtrer dans les décombres d’une civilisation naufragée. Prémonitoire ?

Jusqu’à ce qu’on meure, de Brigitte Poupart, dans le cadre des Nuits de Fourvière, Studio 24, Villeurbanne, jusqu’au 2 juillet.