Dans un petit salon sans fenêtre du Grand Théâtre de Provence, Christian Gerhaher cherche à tâtons la lumière. Sa silhouette boitillante se déplace dans l’obscurité. Ça y est, il l’a trouvée : deux petites lampes blanches près de deux fauteuils en cuir dans lesquels on s’installe. Non loin, les techniciens préparent le plateau où va bientôt débuter une répétition de Wozzeck. Christian Gerhaher, baryton dans le civil, interprète cet ancien soldat dans une nouvelle production mise en scène par le Britannique Simon McBurney. Qui est Christian Gerhaher, lequel nous parle de Wozzeck ? Portraits.
«Wozzeck est schizophrène. Tout comme l’était Johann Christian Woyzeck, un barbier, qui a réellement existé et a été exécuté pour avoir assassiné une femme pendant une crise de schizophrénie. Cette injustice a touché Büchner, qui était aussi médecin. Il en a tiré une pièce de théâtre, inachevée, que Berg adapta ensuite. Il y a posé le rôle d’un docteur qui fait des expériences alimentaires sur Wozzeck pour parvenir à créer une armée moins chère où, au lieu de viande et de lentilles, les soldats se nourriraient de haricots et de pois. C’est presque une torture. Ce régime a des effets secondaires, il provoque notamment chez Wozzeck des hallucinations auditives. Cela l’effraie, l’angoisse. Il entend des choses que personne n’entend et il interprète mal la réalité.»
Une âme de chanteur
Né en 1969 à Straubing, en Bavière, Christian Gerhaher est venu à la musique par le violon et l’alto. L’un de ses professeurs n’est autre que le père du jeune Gerold Huber, qui devient un ami de Christian avant de l’accompagner en tant que pianiste, à l’adolescence dans leur ville, puis, bien plus tard, sur les scènes internationales. En attendant, le jeune Christian, peu doué pour la pratique instrumentale, rejoint un chœur et se découvre une âme de chanteur, stimulé par la découverte des Dichterliebe de Schumann. Il pratique en amateur tout en continuant des études de médecine. Il ose se présenter au grand Dietrich Fischer-Dieskau, le maître incontesté du lied, qui accepte de lui donner un cours. Quelques jours plus tard, Fischer-Dieskau l’appelle pour fixer un nouveau rendez-vous, mais Gerhaher ne peut pas se libérer au jour proposé, ni à un autre, ni à un troisième : il passe ses examens. «OK, lui glisse Fischer-Dieskau, laissez tomber. Devenez donc docteur et conservez le chant comme hobby.» Déconcerté, Christian Gerhaher passe ses diplômes, puis s’inscrit au théâtre de Würzburg et entame de nouvelles études, de chant cette fois, à l’école de l’Opéra de Munich. Il ne pratiquera jamais la médecine.
«C’est un rôle tragique. Parce que, d’un côté, Wozzeck est une victime. Il n’a pas d’éducation, mais il est perspicace et, je dirais, intelligent. C’est un homme intéressant. Mais il n’a pas les mots pour exprimer ce qu’il ressent. Il n’a pas l’éducation pour comprendre le monde. Ces éléments sont démultipliés par les effets de son régime affreux, les hallucinations et la schizophrénie. Il n’a pas non plus de traitement médical pour s’en sortir. Il essaie pourtant de se faire comprendre, dès le premier acte, de sa petite amie Marie. Mais elle ne le comprend pas. Tout comme son ami, Andres. Puis la liaison de Marie avec le tambour-major devient une trahison que Wozzeck ne peut admettre. Pour la première fois de sa vie, il prend une décision. Et cette décision, c’est de devenir un meurtrier, de la tuer, parce qu’il ne peut plus supporter sa vie. La seule idée constructive qu’il trouve, c’est le meurtre. Sa seule issue.»
Les méandres du répertoire allemand
Durant sa carrière, Christian Gerhaher a interprété de nombreux, et importants, rôles à l’Opéra, de Pelléas et Mélisande (Pelléas) à Tannhäuser (Wolfram Von Eschenbach) en passant par la Flûte enchantée (Papageno) ou Don Carlo (Rodrigo), et a été dirigé par un quarteron de chefs prestigieux (Harnoncourt, Boulez, Rattle…). Mais le baryton s’est surtout fait une spécialité du lied. Avec son accompagnateur de toujours, Gerold Huber, il a traversé de long en large les méandres du répertoire allemand, romantique (Schubert, Schumann, Brahms), post-romantique (Mahler), baroque (Bach), avec des incursions modernes (Britten, Schoeck). Si le genre opéra est structuré par une intrigue, qui finit toujours par apparaître, même dans un contexte ambigu, Gerhaher préfère l’opacité du lied, son irrésolution, les chemins qu’il ouvre et laisse en suspens, de façon presque abstraite, à l’imagination de l’auditeur et de l’interprète. Quand Gerhaher sort le premier d’une longue série de disques, en 2000, il reçoit un petit mot de félicitations. Ecrit par Fischer-Dieskau.
«Travailler Wozzeck avec Simon McBurney est miraculeux. Il est très intelligent, rapide et intuitif. Il m’intimide car je vois bien qu’il est spécial. Je ne suis pas sûr d’être assez bon pour lui. C’est compliqué, mais quand je vois le travail qu’il effectue avec les autres, je suis bluffé. Beaucoup de choses se créent sur le moment. C’est intéressant mais pas facile. Et il ne contrarie pas le travail avec trop de clarté, il conserve le mystère du personnage, l’opacité de cette non-communication dont Wozzeck souffre. On peut aussi voir dans le personnage les effets d’une société qui utilisait les plus faibles. Büchner, qui était socialiste, avait écrit un essai très important sur les conditions de vie de ses compatriotes, extrêmement dures, qu’il appelait à se rebeller et à s’élever contre les puissants. Il a dû s’exiler.»
Prototypes sans descendance
Christian Gerhaher se redresse, éteint les deux petites lampes. Il va retrouver le plateau et se reconnecter à Wozzeck, ce rôle qu’il chérit, personnage central du plus grand opéra du XXe siècle selon lui, avec Pelléas et Mélisande – soit deux œuvres d’opacité, si singulières qu’elles font figure de prototype sans descendance. «Mais je ne suis pas anxieux. Je ne peux plus me permettre de vivre avec de l’anxiété à 53 ans. C’est trop tard. Je dois remplacer ma hanche. Je dois m’occuper de ma famille. Je dois survivre. Je ne m’en fais plus pour l’art. Et si j’ai toujours aspiré à des productions tranquilles qui ressembleraient à des vacances, cela n’a jamais été le cas. Même l’œuvre la plus facile pour moi, que je connais parfaitement et sur laquelle j’ai des idées, peut devenir très compliquée.»