Soyons francs : ancré dans l’âpreté de la banlieue nord de Paris, dont l’écrasante majorité des visiteurs ignore les difficultés du quotidien, Aubervilliers n’est pas la plus chatoyante des destinations. Pourtant, juste à la sortie du métro, s’y dresse contre vents et marées un sémaphore culturel où s’incarne – au sens le plus fort du verbe – l’intransigeante singularité du maître de céans. Conçu à la fin des années 80 par l’architecte Patrick Bouchain, le théâtre équestre Zingaro est d’abord une immense bâtisse de bois où l’on peut se restaurer, englouti dans la foultitude d’éléments de décors, d’objets, d’images qui, au fil des décennies, ont forgé l’infalsifiable identité du site.
Un sas aussi, qu’il faut traverser, avant d’accéder à l’antre circulaire sur lequel règne Bartabas, omnipotent démiurge d’une saga où, devenu thérianthrope, l’homme poursuivrait avec le cheval (mais aussi l’âne, le paon et l’oie) une seule et même quête artistique. Sauf qu’en la circonstance, il serait plus judicieux de parler des femmes, l’hôte roide ayant l’élégance de se faire aussi discret que possible, à l’heure de la dernière création en date portant sa griffe.
Escouade de mollahs-jockeys
L’idée directrice est celle d’une trilogie, baptisée «Cabaret de l’exil» car centrée sur des communautés vouées à l’errance. Après deux premiers volets, respectivement dédiés fin 2021 à la culture yiddish, puis fin 2022 aux Travelers irlandais, le troisième chapitre célèbre les «Femmes persanes». A savoir, depuis le tréfonds de la civilisation scythe (où prendrait sa source le mythe des guerrières amazones), une ode à toutes les Afghanes et les Iraniennes qui, aujourd’hui, paient parfois au prix de leur vie un désir pourtant inaliénable de liberté et d’équité.
Quelle idée saisissante, déjà, que cette piste déserte, transformée en un étang dont la rougeur du liquide répandu suggérera aussi bien le sang du combat, que celui des menstruations. Une surface étale au centre de laquelle trône une si modeste chaise d’écolier qu’on retrouvera plus tard, avec d’autres, renversées cette fois, afin de symboliser, entre autres forfaitures, cet accès à l’éducation bafoué par l’obscurantisme d’une tyrannie masculine, ici rétrogradée à une escouade de mollahs-jockeys juchés sur des ânes.
Jongleuses de feu
Néanmoins, entre-temps, ce sont bien les femmes qui ont pris le pouvoir, à la fois écuyères hors pair, conformément à l’ADN d’un de ces «spectacles de contrebande où la pensée se glisse par effraction» (dixit Bartabas), mais aussi danseuse soufie abîmée dans un mouvement rotatif éperdu, chanteuses et musiciennes ravivant l’instrumentarium traditionnel (tombak, setâr, santûr…) ou, dans un registre plus circassien, acrobate capillotractée s’élevant dans les airs et jongleuses de feu.
Toutes unies au service d’un plaidoyer majeur, altière liturgie à la fois grave et farfelue qui n’oublie pas, à intervalles réguliers, de convoquer la parole. Comme celle-ci, qui érige la poésie en mantra : «Me voici /Je suis moi /Je suis femme /Je suis monde /Et sur mes lèvres passe /Le chant de l’aube blanche.»