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Isabelle Huppert : «les spectacles de Bob Wilson sont comme des rêves éveillés»

Dans le hors-série Libé, «Le monde selon Bob Wilson» paru en 2014, Isabelle Huppert évoquait celui qui l’avait dirigé notamment dans «Orlando» d’après Virginia Woolf. En 2019, ils se sont retrouvés pour «Mary said what she said» que la grande comédienne continue d’interpréter dans de nombreux pays.
Isabelle Huppert dans le rôle de Greta Garbo, dans un portrait vidéo de Robert Wilson en 2005, hommage à une photographie de la star suédoise prise par Edward Steichen en 1928. (Robert Wilson Work Ltd.)
par Isabelle Huppert
publié le 31 juillet 2025 à 20h34

«J’ai la chance de pouvoir entretenir un lien de confiance avec beaucoup de gens, mais avec Bob Wilson, c’est différent. Il exprime quelque chose avec son corps, son regard, il y a chez lui, pour ceux qui y sont sensibles, quelque chose autour de sa personne, un pouvoir d’attraction incroyable. Il donne l’impression de regarder à travers vous, de lire en vous. Nous nous connaissons depuis… si longtemps, et nous conservons une fidélité réciproque. Il est dans son monde et je me sens bien avec lui.

L’automne dernier, en pleine installation de sa saison en France, et alors que je m’apprêtais à répéter les Fausses Confidences, j’ai reçu un mail de lui. Il me proposait de venir trois semaines plus tard à Karlsruhe, en Allemagne, pour une pièce radiophonique, Monster of Grace II. J’ai accepté sans savoir de quoi il s’agissait. Nous étions six acteurs, dont Angela Winkler, Bob lui-même et Christopher Knowles. C’était périlleux pour nous car il fallait se souvenir des emplacements, des déplacements et des mots. Les miens étaient ceux de Marie Curie, au moment de la mort de Pierre Curie. Et certains fragments d’autres choses, je ne me souviens plus de quoi, à dire par cœur, de manière répétitive, comme souvent avec Bob.

Arrivés le matin, pas trop tôt car il était en retard comme souvent ! (il avait raté son train), nous avons travaillé jusqu’à 1 heure du matin. Il y avait des tables et des chaises. Il nous a dit de nous asseoir où nous voulions, alors je me suis assise de profil. Angela était de face, un peu de côté. Tout le monde parlait dans des langues différentes, Angela en allemand, moi en français, Angela et moi parlions parfois ensemble, il y avait également la voix d’Isabella Rossellini, celle de Cécile Brune, la voix magnifique d’une grande actrice du théâtre allemand. Les choses se sont faites tellement rapidement, c’était fascinant. Tout paraissait relever du hasard dans un premier temps. Tout s’organisait par la suite dans une précision mathématique, au fur et à mesure que sa vision prenait corps.

Une heure et demie de spectacle, avec des lumières, des arbres coupés en rétroprojection, qui tombent au ralenti, sans cesse. Nous avons répété jusqu’à 2 heures du matin pendant deux jours. Le soir suivant, «le spectacle» a eu lieu au théâtre du ZKM à Karlsruhe, devant un public et retransmis à la radio en direct dans toute l’Allemagne. Le lendemain, nous l’avons repris dans le Staatstheater, pour une ultime représentation. Mais là, ce n’était pas pour la radio. En une journée, il a fait de ce qui devait n’être qu’un simple enregistrement pour la radio, un véritable spectacle totalement improvisé. Tout cela s’est fait comme dans un rêve. Normal au fond, car les spectacles de Bob Wilson sont comme des rêves éveillés.

J’ai rencontré Bob Wilson à Paris tout à fait par hasard, lors d’un dîner organisé par un ami commun à l’issue d’un concert. Je n’ai jamais oublié ce dîner. En me regardant, il dessinait tout le temps. Il savait probablement que j’étais actrice, mais je ne sais pas s’il avait vu mes films. Ce soir-là, j’ai senti que c’était la personne qui l’intéressait, plus que l’actrice. A la fin du dîner, il me raconte qu’il avait monté Orlando de Virginia Woolf à Berlin, et qu’il aimerait le reprendre à Paris, pourquoi pas avec moi. Et c’est ainsi que tout a commencé. L’idée est venue comme ça, comme une intuition.

J’avais déjà croisé Bob Wilson. C’était au festival de Chiraz, en Iran. En 1971, il y avait là l’avant-garde de l’avant-garde de la production théâtrale et musicale. Bob Wilson donc, mais aussi Stockhausen, un peu plus loin dans les ruines de Persepolis. Moi, je jouais le Champion de la faim d’après une nouvelle de Kafka mise en scène par Daniel Benoin, dans le off du off. J’étais une panthère dans une cage. J’y avais pour partenaires entre autres François Berléand et Brigitte Catillon. Le spectacle de Bob s’appelait Ka Mountain and Guardenia Terrace, il durait sept jours et sept nuits. Sitôt notre pièce jouée, nous filions à minuit voir celle de Bob. Au bas de la montagne, il y avait toute une ménagerie, des lions, des éléphants. On gravissait cette montagne, on s’asseyait, on regardait, on s’endormait dans des couvertures, il faisait froid. Puis on se réveillait. Le spectacle continuait. Et on se rendormait. De loin, on a croisé Bob Wilson, peut-être lui ai-je même dit bonjour. Je ne me souviens plus. Ka Mountain est la première chose de lui que j’ai vue.

«Avant Karlsruhe, j’ai travaillé deux fois avec Bob Wilson. D’abord Orlando, qui avait été créé par Jutta Lampe à Berlin. Puis Quartett de Heiner Müller. Tous deux au théâtre de l’Odéon, Orlando ayant d’abord été créé au théâtre Vidy de Lausanne car le spectacle était produit par René Gonzalez. Orlando nous l’avons répété très vite, en trois semaines. Parfois il s’absentait un jour ou deux pour aller à la biennale de Venise, ou ailleurs. Pour Orlando, il m’a donné trois vidéos. Au début je suis un jeune homme, au milieu, un entre-deux, et pour finir une femme. La première vidéo, c’était Noureev – Bob va tout de suite à ce qu’il y a de mieux –, la deuxième étant le grand acteur de Kabuki japonais Tamasaburō, et la troisième Marlène Dietrich. Il adore Marlène Dietrich. La précision de ses gestes, la construction de son image… Le spectacle n’étant qu’un long mouvement ininterrompu, Bob voulait que je m’imprègne de la gestuelle de ces trois artistes.

Il utilise tous les artifices possibles du spectacle, la lumière, le son. Avec cette sonorisation, il travaille, non pas sur le sens littéral du mot, mais il libère autre chose, un sentiment, ou plutôt une sensation. Ces variations sonores révèlent un paysage mental, gai, triste, chuchoté, projeté, lent, rapide, c’est une sculpture sonore. Cette fragmentation sonore révèle un sens qui n’est pas le sens premier du langage. Comme la musique, dont Claude Régy aime à dire qu’elle n’est pas «sensique».

Pour entrer dans son univers, il faut ne pas résister, mais au contraire on doit accepter de franchir des obstacles. Dans Quartett, par exemple, certains passages étaient physiquement très difficiles, mais jamais je ne lui aurais dit : «Là, c’est trop compliqué !» Je devais par exemple, dans la deuxième partie, monter sur une passerelle, j’avais des talons très hauts, et il fallait que je parle très très fort, sur une musique tonitruante qui me provoquait des palpitations, c’était assez violent. J’avais l’impression d’aller en haut de l’Himalaya. Il fallait que je le gagne ce moment-là, jusqu’à la dernière représentation, je le redoutais.

Pour Bob, l’acteur est totalement manipulable, et donc manipulé, comme un jouet au bout de son bras. Son bras immense déployé. Je suis totalement consentante à cette proposition, aucune réticence. En contrepartie de cette soumission, ma liberté est totale, je peux m’ébattre dans un champ infini – no limit. Je peux m’enfoncer dans mon rêve, comme si je m’endormais dans un lit très confortable, dans un paysage merveilleux…

Bob Wilson appartient à un registre très particulier. Pour le comprendre, il suffit de penser abstraitement : «To think abstract», comme il le dit. Avec malice. Car il a la sagesse d’un enfant. Un enfant qui s’amuse.»

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