«It’s…» Un vieil homme en guenilles s’approche de la caméra, haletant, à bout de forces, comme incrédule d’arriver au terme d’un très long périple. Alors qu’il n’est plus qu’à quelques pas de l’objectif, le générique du Monty Python Flying Circus retentit en fanfare. Chaque épisode démarre ainsi, avec un Michael Palin hagard déboulant d’un massif de fougères ou d’un sentier rocheux, se traînant vers l’émission et le spectateur, sans qu’on puisse savoir vraiment : est-ce que la chose qu’il désigne dans un dernier râle est la cause de ses souffrances ou son salut ? Est-ce que «c’est» le Flying Circus qui a fait de lui une loque en le pourchassant parmi les rochers de l’absurdie ? Ou bien est-ce que «c’est» le Flying Circus qu’il cherchait depuis tout ce temps, un refuge merveilleux de fantaisie dans un monde hostile ?
Il en va de même avec la compagnie de théâtre de Sophie Perez, le Zerep, qui célèbre son quart de siècle d’existence dans une épaisse monographie où sont documentées toutes les outrances de cet étrange organisme en tension permanente entre le séduisant et le repoussant. Ouvrez au pif ce pavé de 300 pages et vous tomberez sur d’affreux gobelins endormis dans un cloître des Célestins miniature, ou des silhouettes dans leur plus simple appareil celluliteux, coiffées de perruques pastel, fausses dents à gogo, animaux empaillés, substances visqueuses, monticules, soupe d’organes…
On entrait dans la Meringue du souterrain, jouée le mois dernier au théâtre du Rond-Point, avec la certitude d’une connivence esthétique et humoristique, mais le havre était truffé de pièges, d’éléments qui pouvaient se mettre soudain à enfler, jusqu’à exploser et en foutre partout sur les parois de nos cervelles frites – au hasard, ce moment où la comédienne Sophie Lenoir crible le public de questions de culture G, suscite l’hilarité à chacune de ses réactions outrancières («Yeah ! Fucking cool man !»), et puis, à force de répétition forcenée, les rires s’essoufflent, pour ne laisser planer plus qu’un malaise pesant. «Elle fout la trouille, Sophie», constate Perez avec un sourire admiratif, tirant sur sa 189e clope depuis le début de la conversation. Nous sommes mi-juin dans son atelier parisien dont les murs et les étagères dégueulent d’images et de bibelots accumulés comme dans un grand chaudron où la metteuse en scène pioche pour prendre un truc, l’agréger à un autre truc puis frotter ce nouveau truc à un autre truc en attendant qu’un suc finisse par en couler. Même appétit pour les frictions qui ont lieu au sein même de Stéphane Roger, autre membre central de la troupe : «Il peut faire le canard qui pète et, immédiatement après, être dans une sorte d’austérité. Il est drôle, mais aussi ténébreux. Des fois, c’est comme si ça le faisait chier d’être sur scène. Et il te le fait payer. Et j’adore ce truc. Parce que c’est monstrueux d’être sur scène, en fait.»
L’azimutage peut jaillir n’importe où – de sa chienne Fendi tout comme d’un pichet à tête de clown posé en face d’elle et qui s’avère, quand on le retourne, équipé d’un mécanisme de boîte à musique… L’objet se met à égrener une petite mélodie désuète et l’artiste se réjouit : «Ça, ça fout le blues, hein !» La chienne, elle, après une heure à sommeiller sur le canapé, décide en pleine discussion de se mettre à creuser un trou dans le tissu, avec la même frénésie que quand elle entreprenait, un peu plus tôt, de se jeter sur notre mollet pour y effectuer un va-et-vient coïtal tout à fait inhabituel de la part d’une femelle. On emprunterait bien à Sophie Perez l’expression de «bamboula psychique» qu’elle-même emploie à propos de son éducation.
Elle parle de «carnaval» aussi, ou de «cirque», quand elle évoque le foyer parental où «il y avait toujours des timbrés ; mon oncle, quand il sortait de prison, il se déguisait en prisonnier, avec un boulet en polystyrène, et on faisait la fête. Et en même temps, ils m’ont mise chez les bonnes sœurs. Tu vois le truc ? Le dernier coup qu’ils m’ont fait, j’arrive et puis il y a un mec dans le salon, il pue la pisse, il a pas de dents… Et mon père me dit : tu sais, c’est pas n’importe qui, c’est le puisatier qui a retrouvé la fille de Roland Giraud.» Eclat de rire éraillé. «J’ai été biberonnée à ça. Peut-être que c’est une histoire d’origines populaires ou que sais-je, ils étaient tous immigrés italiens et espagnols, ils étaient tous en clan ; une fournaise, quoi. Et c’est un drôle de truc, parce que mon père était quand même ingénieur, hein, ils ne vivaient pas dans une caravane à jouer du flamenco. C’est juste qu’ils sont marrants, ils s’arrêtent jamais.» Plus tard, elle nous fait plonger avec enthousiasme dans son «livre de chevet», un recueil de photos de figurants dans les films de Fellini, s’émerveille devant chaque «gueule» ou «dégaine» dont elle connaît par cœur les moindres détails, ce goitre moelleux, ces rouflaquettes géantes, ce brushing cartonné, ces sourcils trop épilés, et on a un peu le sentiment que c’est l’album photo de sa famille qu’elle est en train de feuilleter pour nous.
A 11 ans, elle rêve de «faire des films de comédies musicales» et commence par apprendre les claquettes parce que «ça fait un bruit génial». «Mon truc, c’était le spectacle, quoi. Après, j’ai pris des cours de théâtre et là on te fait jouer un vieux Pinter, le prof te drague un peu, et tu te dis : quel horrible métier ! Puis j’ai fait du dessin et tout s’est imbriqué assez vite.» Bien que renvoyée sans arrêt des écoles jusqu’au bac qu’elle peine à obtenir, sa quête de «résoudre ce truc entre la peinture, le dessin, les claquettes, le théâtre» la mène à l’Esat (Ecole supérieure des arts et techniques, à Paris) où elle étudie la scénographie avant d’être acceptée à seulement 23 ans, l’année de son diplôme, à la Villa Médicis. Là, elle imagine sa première pièce inspirée d’une méthode pour apprendre à nager sans eau, mais surtout, organise des «fêtes de sauvages» dans son atelier. «Je suis arrivée là-bas, j’ai claqué tout le fric. Je faisais venir mes potes, j’ai acheté plein de billets d’avion… Je suis la seule où la banque m’a appelée au bout d’un mois et demi en me disant qu’ils n’avaient jamais vu ça, et que dès maintenant, ils allaient me donner une enveloppe par semaine avec du cash, pour que je ne puisse pas dépenser plus.»
De retour à Paris, elle se rencarde avec le scénographe Carlo Tommasi qu’elle a rencontré pendant son année romaine. Celui-ci, qui a travaillé avec Fellini et Tarkovski, propose à Sophie Perez de l’épauler dans la conception de décors pour l’opéra Bastille. «Mais comme il était alcoolo et complètement à l’ouest, j’y allais toute seule et je me retrouvais à diriger des corps d’ateliers avec vingt mecs.» Une école qui confirme son goût pour un spectacle d’ampleur, «pas juste avec un transistor et un faux nez, quoi», où fricotent «un truc opératique et un truc expérimental».
«C’est…» Beaucoup de ses phrases commencent comme ça, parce que parler d’elle seule n’est pas envisageable sans parler de cette extension d’elle-même qui pousse depuis 1997 comme un furoncle géant autour duquel rôde la conversation en tentant de saisir ce truc. Bien sûr, le Zerep, sur le papier, c’est une compagnie de théâtre, mais ne serait-ce pas aussi un esprit ? Un lieu ? Une condition ? Une communauté ? Un système ? Une substance ? Pour certains, c’est «une honte», pour elle, «c’est Frankenstein» comme le collage périlleux de Gisèle Vienne et d’un problème de hanche, ou encore «c’est la mise en abyme du foutage de gueule» comme Brando obèse avec un saladier sur la tête dans l’Ile du docteur Moreau, ou encore «c’est ce truc qui est en même temps dégoûtant et sublime» quand elle observe au restaurant un couple mal assorti, lui rongé de tics et elle «chaudasse» et considérablement plus âgée que lui. «C’est le mystère, aussi», d’arriver à donner «une forme impensable à des notions hyper respectables», c’est sa grand-mère qui danse avec un masque de DSK, c’est «tellement débile et tellement vertigineux», c’est «l’idiotie au rang d’art suprême, en fait».
Au fil de la trentaine de pièces et performances produites par le Zerep, sa fondatrice voit s’accroître la reconnaissance du milieu, plutôt à l’abri des huées désormais et entourée de toute une petite escorte de théoriciens venus du monde de l’art, qui dissèquent non sans humour son œuvre dans la monographie fraîchement sortie. Mais là où jouer au festival d’Avignon ou dans tel théâtre représente pour certains un accomplissement symbolique, elle ne peut pas s’empêcher de vouloir «saboter le truc» et tire sa satisfaction plutôt de moments dans lesquels sa pile d’éléments disparates se met à tenir debout toute seule. Comme quand le Zerep investit Beaubourg en 2009 avec un festival de performances dans le socle d’une statue-théâtre, ou quand elle monte Jambon Birds au Palais de Tokyo avec un fauconnier, en 2012. «On est allés le voir à côté de Lourdes, sa femme est une ancienne patineuse cul-de-jatte, les mecs qui s’occupaient des cages, c’était Délivrance, un œil crevé, des dents en moins… Et au milieu de ça, il y avait Marlène [Saldana], habillée en Arlequin pour habituer les rapaces à son costume, avec des poussins morts dans la main… Le jour de l’ouverture, l’aigle royal est parti à travers le palais de Tokyo [elle mime un battement d’ailes majestueux, ndlr] et a foncé dans les vitres, Tex Avery quoi. Il est revenu en titubant à côté des lilliputiens qu’on avait fait venir pour un spectacle, et là je me dis : c’est bien, là, c’est normal, c’est là où on doit être.»
Elle convient volontiers avoir «un drôle de rapport à la chose sociale», férue de virées shopping «dans les magasins de pompes pour vieilles» avec Sophie Lenoir. «La semelle en crêpe, un peu compensée mais pas trop, les scratchs, la couleur un peu tristoune entre le saumon et le brique… ça nous rend dingues !». Elle halète de rire et puis s’étonne : «Mine de rien, on a chacune réussi à faire des enfants, ce qui est quand même miraculeux, vu comme on est.» Au-dessus de son bureau, au pied d’une momie et d’une paire d’yeux de poupée qui ressemblent aux siens, sont épinglées des listes de mots mystérieuses : «des vagins dans les arbres /cacher des cadavres /bonne dégustation /sécrétions /éblouissant /on ne met pas ses gougoutes dans l’assiette /sur la table /les pelotons d’exécution du saucisson […]». La formule alchimique du Zerep ?