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Libération
Cérémonie

Molières ? Œillères oui !

La 36e Nuit des molières n’a que mollement et poliment protesté contre les coupes budgétaires pourtant dramatiques qui touchent le spectacle vivant. Multirécompensés : «Du charbon dans les veines» de Jean-Philippe Daguerre et «Le Soulier de satin» d’Éric Ruf.
Marina Hands, molière de la meilleure actrice d'une pièce jouée dans un théâtre public pour son rôle dans «le Soulier de satin». Pour ce spectacle Eric Ruf, a également reçu le molière du meilleur metteur en scène. (THOMAS SAMSON/AFP)
publié le 29 avril 2025 à 0h01

Alors que le Syndeac s’alarmait cet après-midi d’une «nouvelle annulation de crédits de 48 millions d’euros» sur le «programme création» du ministère de la Culture, Rachida Dati tentait dans la foulée de rassurer la petite famille du théâtre dans des mots convenus et une vidéo crispée, tenant davantage du faire-part de condoléances que de l’invitation festive. Les Molières s’ouvrent sous de sinistres augures, mais commencent dans la liesse d’une reprise des Misérables : «A la Volonté du peuple» chante-t-on, en voilà un super programme ! De fait on y solde en chœur l’idée même de la résistance : la barricade elle reste dehors avec les râleurs, merci. Caroline Vigneaux, maîtresse de cérémonie pour la deuxième fois - c’est tellement sympa il faut dire - enchaîne en Marianne sur un air jazzy et c’est parti. Rachida Dati bonsoir !

Lyrisme triste

Ce soir les Folies semblaient particulièrement Bergères : peu de moutons noirs et bien peu de loups pour hurler à la faillite, alors que les chiffres sont au rouge, le nombre de productions en baisse, que des directeurs désespérés démissionnent et de plus jeunes se résignent, et que le théâtre privé peine à retrouver sa fréquentation d’avant COVID. On bâche un peu, mais ça reste sympa : pas de gueulantes, mais de gentils vœux pieux, des jeux de mots vieillots («à gogo» sic), et toujours ce petit air jazzy. Consacré meilleur metteur en scène dans le théâtre public pour son Soulier de satin qui remporte en tout cinq récompenses, Éric Ruf se lance dans une tirade policée, teintée d’un lyrisme triste et découragé quand il appelle «à aider Madame la Ministre». L’ironie qu’il y glisse est inaudible : il est apparemment acquis qu’elle fait ce qu’elle peut, la pauvre. La plus longue ovation sera pour Thomas Jolly récompensé par un molière d’honneur, l’enfant chéri des JO, mais surtout d’un système subventionné en danger, comme il le rappelle dans une longue tirade mi-engagée mi-mégalo. Thomas Jolly dont la stature désormais indéboulonnable aurait sans doute autorisé à davantage de virulence.

Les intervenants et les récipiendaires se succèdent sur le plateau ; on baille. C’est fou comme ces types dont la scène est le métier bataillent avec l’exercice, et s’empêtrent dans le sérieux de références vides et de pénibles remerciements. Sketchs, danses et numéros viennent rompre le défilé, disparates et parfois franchement ratés ; on grimace.

On remarque comme chaque année à quel point le grand raout national privilégie les artistes d’un théâtre largement privé. Alain Françon, Caroline Guiela Nguyen, Mohammed El Khatib ou Ariane Mnouchkine n’ont pas fait le déplacement, et les grands gagnants du théâtre public jouent à l’Atelier et à la Comédie Française - aucune mention des autres maisons subventionnées. Jean-Philippe Daguerre accumule cinq molières avec un spectacle sur les corons des années cinquante (Du charbon dans nos veines), qu’il tente avec un peu de conviction de faire résonner avec notre temps présent.

Clones

Un temps présent et ses urgences largement gommés ce soir ; c’est bien pratique. Ainsi il semble qu’en dehors de quelques artistes chargés de faire la blague entre deux remises de prix, l’écrasante majorité des nommés et des gagnants est blanche, voire absolument identique - trois nommés dans la catégorie de la révélation masculine sont des clones du jeune premier type : même coupe, même sourire, même boucle à l’oreille. Dans cette boîte or et velours un peu étouffante, un clip contre le harcèlement et les violences sexuelles ou l’intervention silencieuse de la comédienne sourde Emmanuelle Laborit, paraissent soudain anachroniques. Plus tard - très tard - Didier Brice de la CGT joue au clown triste, voix et main tremblante devant un parterre qui joue moyennement le jeu. «C’est faux» dit la ministre, sereine, assise devant un Nagui quasi goguenard. Et voilà c’est fini. C’était le «moment syndical». «Mollo sur le budg’!»: ce mot glissé par un comédien sonne à la fin de cette cérémonie moins comme une blague qu’un avertissement : on est résigné, donc ?

Le Palmarès complet

Molière du Théâtre Privé :

Du charbon dans les veines de Jean-Philippe Daguerre

Molière du Théâtre Public :

Le soulier de satin De Éric Ruf à la Comédie Française

Molière de la Comédie :

The loop de Robin Goupil, Théâtre des Béliers parisiens

Molière de la Création Visuelle et Sonore :

Le soulier de satin d’Éric Ruf, Costumes Christian Lacroix, Lumière Bertrand Couderc.

Molière du Spectacle musical :

Les Misérables De Alain Boublil, Claude-Michel Schönberg, Ladislas Chollat d’après Victor Hugo, Théâtre du Châtelet

Molière de l’Humour :

Paul Mirabel dans Par amour.

Molière du Jeune public :

Ulysse, l’Odyssée musicale d’Ely Grimaldi, Igor de Chaillé et Guillaume Bouchède au Théâtre des Variétés

Molière du Seule en scène :

Christine Murillo pour Pauline & Carton, de Charles Tordjman, La Scala Paris et Artistic Athévains.

Molière du Comédien dans un spectacle de Théâtre public :

Denis Lavant dans Fin de partie de Samuel Beckett et Jacques Osinski.

Molière de la Comédienne dans un spectacle de Théâtre public :

Marina Hands Dans Le soulier de satin d’Éric Ruf

Molière du Comédien dans un spectacle de Théâtre privé :

Guillaume Bouchède Dans Les marchands d’étoiles de Anthony Michineau et Julien Alluguette.

Molière de la Comédienne dans un spectacle de Théâtre privé :

Delphine Depardieu Dans Les Liaisons dangereuses de Arnaud Denis d’après Pierre Choderlos de Laclos

Molière du Metteur en scène dans un spectacle de Théâtre public :

Éric Ruf Pour Le soulier de satin à la Comédie française.

Molière du Metteur en scène dans un spectacle de Théâtre privé :

Du charbon dans les veines de Jean-Philippe Daguerre

Molière de la Révélation féminine :

Juliette Béhar Dans Du charbon dans les veines de Jean-Philippe Daguerre

Molière de la Révélation masculine :

Molière du Comédien dans un second rôle :

Laurent Stocker Dans Le soulier de satin De Éric Ruf

Molière de la Comédienne dans un second rôle :

Raphaëlle Cambray Dans Du charbon dans les veines De Jean-Philippe Daguerre

Molière de l’Auteur francophone vivant :

Jean-Philippe Daguerre Pour Du charbon dans les veines